Et toujours, il faut marcher, marcher

Le 21 avril 1945, nous quittons Sachsenhausen. Pendant des jours sans fin, nous marchons. Les quelques provisions remises au départ sont depuis longtemps avalées. Et toujours, il faut marcher, marcher. Malheur à celui qui traîne et tombe ; on ne le reverra plus. Mes camarades Hardy Gustave (66596) et Thomas André (66584), de Saintes, se cramponnent désespérément pour suivre la colonne. Les forces diminuent, surtout pour Gustave qui, presque inconscient, doit être soutenu par ses camarades pour terminer l'étape fixée par le SS. Un peu de repos dans la paille d'une grange et déjà il nous faut repartir. Depuis combien de temps sommes nous là ? 2 heures ? 6 heures ? 1 heure ? Nous ne pouvons réaliser. Déjà les hurlements se déchaînent. "Schnell ! Los ! Los !" Et nous repartons. Gustave et André suivent tant bien que mal. Plutôt mal pour Gustave, de nouveau inconscient. Les camarades les moins éprouvés se relaient pour le soutenir. "Schnell ! Los ! Los ! " Et toujours nous marchons. Que les jours sont longs ! Enfin après des heures et des heures, arrêt. Heureusement au cours de ce jour, un camion de la Croix Rouge a croisé notre groupe. Un colis, quel miracle ! Cela ne se passa pas sans tractations avec les SS que l'aubaine ne laissait pas indifférents. Mais pour nous, un colis pour deux, c'était quelques forces pour continuer.

Le 30 avril, le matin, au moment de repartir, Gustave ne peut plus se lever et bien entendu ne peut plus marcher pour repartir. L'officier allemand commandant la colonne demande les malades. Gustave nous demande de le conduire à l'officier. Nous accédons à son désir et nous l'aidons à se présenter devant lui. Plusieurs camarades comme lui, épuisés, à bout de force, sont présentés. Après discussion avec l'officier et le Bourgmestre de l'endroit - la localité doit se dénommer Halenbeck, dans la région de Wittstock - décision fut prise de les laisser à cet endroit. Cela eut lieu le 30 avril 1945. Notre camarade, après la capitulation de l'Allemagne, fut rapatrié par avion et décéda quelques jours après son retour, dans un hôpital parisien.

La séparation de notre camarade nous fut pénible. À peine était-il écarté de la colonne, notre marche reprit. "Schnell ! Los ! Los !" Et jour après jour, nous parcourons le Mecklenburg. Le 5 mai. Les SS nous cantonnent dans une remise d'un grand « château » appelé, je crois, château de Frauenmark. Fourbus, harassés, à bout de force, nous tombons dans un profond sommeil. À notre réveil, nous avons la surprise de n'être plus gardés. Les SS pendant la nuit nous ont abandonnés, craignant sans doute leur capture par les armées Alliées, russes ou  américaines, très proches. Nous restons là quelques jours en nous nous nourrissant de vivres que nous 'organisons' au mieux de nos possibilités. Les malades les plus éprouvés sont rassemblés dans une pièce du château et couchés sur des literies trouvées dans cette immense bâtisse. Un médecin de notre groupe se dépense beaucoup et veille du matin au soir sur la vie de nos malades.

Pourtant encore nous devons connaître une grande peine. Le 11 mai 1945, notre camarade André Thomas décédait. Il était parmi les plus malades et les plus fatigués. Notre brave docteur nous déclara qu'il était victime d'une pneumonie. Nous décidons ensemble de lui donner une sépulture en utilisant les ressources dont nous disposons. Une fosse est creusée dans une pelouse du parc. Le corps est enroulé dans une couverture maintenue par des épingles de sûreté. Tous les camarades de son entourage sont présents quand nous descendons le corps dans la fosse. Un camarade confectionne une croix sommaire et la plante sur la tombe. Des fleurs sont déposées sur la terre fraîchement remuée. Une boite métallique est fixée sur la croix et dans cette boîte est logé un carton portant l'inscription suivante: 'ici repose Thomas André, né le 6-3-01 décédé le 11-5-45, originaire de Saintes (Charente Maritime).

Nota : grâce aux renseignements donnés par nos soins aux différents services des zones traversées pendant notre retour, grâce aussi au plan succinct des lieux où reposait notre camarade, le corps fut retrouvé, identifié et ramené en France. Notre cher camarade repose aujourd'hui au cimetière de Saint-Palais à Saintes.

André RUELLAND, Témoignage manuscrit. Fonds de l'Amicale des Anciens Déportés et Familles de Disparus d'Oranienburg-Sachsenhausen, déposé aux Archives Nationales.