Et dans ma mémoire le printemps chantait

LE PRINTEMPS

Toutes ces chairs qui avaient perdu la carnation et la vie de la chair s'étalaient dans la boue séchée en poussière, achevaient au soleil de se flétrir, de se défaire - chairs brunâtres, violacées, grises toutes -, elles se confondaient si bien avec le sol de poussière qu'il fallait faire effort pour distinguer là des femmes, pour distinguer dans ces peaux plissées qui pendaient des seins de femmes - des seins vides.
Ô vous qui leur dites adieu au seuil d'une prison ou au seuil de votre mort au matin terni de longues veillées funèbres, heureux que vous ne puissiez voir ce qu'ils ont fait de vos femmes, de leur poitrine que vous osiez une dernière fois effleurer au seuil de la mort, des seins de femmes si doux toujours, d'une si bouleversante douceur à vous qui partiez mourir - vos femmes.
Il fallait faire effort pour distinguer des visages dans les traits où les prunelles n'éclairaient plus, des visages qui avaient couleur de cendre ou de terre, taillés dans des souches pourrissantes ou détachées d'un bas-relief très ancien mais que le temps n'aurait pu atténuer au saillant des pommettes - un fouillis de têtes - têtes sans chevelure, incroyablement petites - têtes de hiboux à l'arcade sourcilière disproportionnée - ô tous ces visages sans regard - têtes et visages, corps contre des corps à demi couchés dans la boue séchée en poussière.
D'entre les haillons - auprès de quoi ce que vous appelez haillons, vous, serait draperies - d'entre les loques terreuses apparaissaient des mains - des mains apparaissaient parce qu'elles bougeaient, parce que les doigts pliaient et se crispaient, parce qu'ils fourrageaient les haillons, fouillaient les aisselles, et les poux entre les ongles des pouces craquaient. Du sang faisait une tache brune sur les ongles qui écrasaient les poux.
Ce qui restait de vie dans les yeux et dans les mains vivait encore par ce geste - mais les jambes dans la poussière - jambes nues suintantes d'abcès, creusées de plaies - les jambes dans la poussière étaient inertes comme des pilons de bois - inertes - pesantes

les têtes penchées tenaient aux cous comme des têtes de bois - pesantes

et les femmes qui à la chaleur du premier soleil dépouillaient leurs loques pour les épouiller, découvrant leur cou qui n'était plus que nœuds et cordes, leurs épaules qui étaient clavicules plutôt, leur poitrine où les seins n'empêchaient pas qu'on vît les côtes - cerceaux

toutes ces femmes appuyées les unes aux autres, immobiles dans la boue séchée en poussière, répétaient sans savoir

- elles savaient, vous savez - cela est plus terrible encore

répétaient la scène qu'elles mourraient le lendemain - ou un jour tout proche

car elles mourraient le lendemain ou un jour tout proche car chacune meurt mille fois sa mort.

Le lendemain ou un jour tout proche, elles seraient cadavres dans la poussière qui succédait à la neige et à la boue de l'hiver. Elles avaient tenu tout l'hiver - dans les marais, dans la boue, dans la neige. Elles ne pouvaient pas aller au-delà du premier soleil.
Le premier soleil de l'année sur la terre nue.La terre pour la première fois n'était pas l'élément hostile, qui menace chaque pas - si tu tombes, si tu te laisses tomber, tu ne te relèveras pas -

Pour la première fois on pouvait s'asseoir par terre.
La terre, pour la première fois nue, pour la première fois sèche, cessait d'exercer son attirance de vertige, se laisser glisser par terre - se laisser glisser dans la mort comme dans la neige - dans l'oubli - s'abandonner - cesser de commander à des bras, à des jambes et à tant de muscles mineurs pour qu'aucun ne lâche, pour rester debout - pour rester vivant - glisser - se laisser glisser dans la neige - se laisser glisser dans la mort à l'étreinte amollie de neige.

La boue gluante et la neige sale étaient pour la première fois poussière.
Poussière sèche, tiédie de soleil
il est plus dur de mourir dans la poussière
plus dur de mourir quand il fait soleil.
Le soleil brillait - pâle comme à l'est. Le ciel était très bleu. Quelque part le printemps chantait.
Le printemps chantait dans ma mémoire - dans ma mémoire.
Ce chant me surprenait tant que je n'étais pas sûre de l'entendre. Je croyais l'entendre en rêve. Et j'essayais de le nier, de ne plus l'entendre, et je regardais d'un regard désespéré mes compagnes autour de moi. Elles étaient agglutinées là, au soleil, dans l'espace qui séparait les baraques des barbelés. Les barbelés si blancs dans le soleil.
Ce dimanche-là.
Un dimanche extraordinaire parce que c'était un dimanche de repos et qu'il était permis de s'asseoir par terre.
Toutes les femmes étaient assises dans la poussière de boue séchée en un troupeau misérable qui faisait penser à des mouches sur un fumier. Sans doute à cause de l'odeur. L'odeur était si dense et si fétide qu'on croyait respirer, non pas dans l'air, mais dans un fluide autre plus épais et visqueux qui enveloppait et isolait cette partie de la terre d'une atmosphère surajoutée où ne pouvaient se mouvoir que des êtres adaptés.
Nous.
Puanteur de diarrhée et de charogne. Au-dessus de cette puanteur le ciel était bleu. Et dans ma mémoire le printemps chantait.

Charlotte DELBO, Auschwitz et après I. Aucun de nous ne reviendra, Paris, Les éditions de minuit, 1970, extraits entre les p.172 et 176