Denise me dit doucement : « Tu n'as pas entendu à la radio anglaise ce qu'on disait d'Auschwitz... Si c'est ce qu'on raconte, il paraît qu'ici on gaze les gens et qu'on les brûle. Et tu sais, heureusement que nous sommes venues de la gare à pied, car ceux qui montent dans les camions sont gazés tout de suite. C’est une Polonaise, en lui rasant les cheveux, qui l'a dit tout à l'heure à Andrée, elle comprend le yiddish. Et ces Polonaises sont des juives comme nous, mais elles sont prisonnières depuis deux ou trois ans et elles ont les meilleures places au camp. Elles volent des vêtements et des bijoux aux nouvelles arrivantes Quand elles les déshabillent, et se débrouillent, avec cela, pour mieux manger et vivre. »
J'ai répondu : « Eh bien, si nous sortons d'ici un jour, nous aurons de la veine!... »
Nous sommes restées dans cette salle pendant trois heures. Nous étions gelées jusqu'à la moelle des os. A 5 heures, coup de sifflet strident accompagné de cris : « Aufstehen! aufstehen! » c'est-à-dire : « Debout ! debout ! »
C'est le réveil au camp.
Des têtes de femmes, cheveux rasés, faces plates aux pommettes saillantes, regardent en passant du dehors dans la pièce où nous sommes. Quelles drôles de têtes, avec leur foulard noué sous le menton, à la polonaise. Ces femmes, sont vêtues de vêtements rayés comme ceux des hommes qu’on avait vus au train. Elles portent de grosses galoches de bois et de toile, leur démarche est raide, lourde. Elles sont sales, leurs vêtements défraîchis, couleur de boue. Nous nous approchons des fenêtres et nous essayons de leur parler, mais ce sont des Russes et des Polonaises, prisonnières de guerre, aryennes, et nous ne nous comprenons pas. Nous mourions de soif, car nous n’avions rien bu depuis notre sortie du train. Pendant trois jours, nous avions respiré les flammèches du pétrole et notre gorge était desséchée. Il y avait bien un robinet d'eau dans la salle où nous étions, mais une affiche indiquait: « Achtung ! ne pas boire, typhus ! »
Nous avions bien trop peur pour boire ! Vers 6 heures, on nous ramena dans la pièce où nous avions reçu les vêtements, et nous dûmes rester là debout, rangées par cinq, jusqu'à midi, sans avoir le droit de bouger un pied. C'est long six heures sans bouger dans une salle glaciale ! Les Polonaises, ceinture en main tournaient autour de nous, et au moindre écart appliquaient un coup à toute volée. Pendant ce temps-là, trois officiers allemands sont venus nous regarder, parler avec les Polonaises, et sont repartis. L'un d'eux, un grand, maigre et voûté, avec une tête de mort, les yeux enfoncés, le nez camard. Nous avons su plus tard que c'était « Tauber », 1’homme qui s’occupait spécialement des sélections à ce moment-là, une froide brute, sans aucune pitié.
Il a fallu, dans la matinée, aller dans un petit bureau nous faire enregistrer, l'une après l'autre.
Nom, prénom, âge, profession, religion (sic). J’étais interrogée par une jeune et jolie jeune fille, parlant très bien le français et très gracieuse. Devant sa gentillesse. Je lui ai demande de quel pays elle était, elle répondit :
- Tchèque.
- Juive ?
- Oui.
Elle était au camp depuis deux ans. Elle connaissait la France, y était allée jeune pour faire ses études. Elle travaillait au bureau depuis plusieurs mois et était également interprète. J'ai demandé : « C'est dur, ce camp? Que fait-on de nous ? Est-ce vrai qu'on tue les gens ? » Elle me répondit doucement : « Ne me demandez rien, vous verrez bien assez tôt ! »
Comme j'insistais : « Mais on tue du monde tous les jours, combien chaque jour ? »
Elle dit : « Beaucoup.»