Des voix sous la cendre / (Extraits)

Manuscrits des Sonderkommandos d'Auschwitz-Birkenau 

Entre 1945 et 1980, furent retrouvés, enfouis dans le sol de Birkenau, près des chambres à gaz-crématoire, cinq textes manuscrits, rédigés par des membres du Sonderkommando.
- Haïm Herman (en français, février 1945).
- Zalmen Gradowski (en yiddish, mars 1945).
- Lejb Langfus (en yiddish, avril 1945) et un second texte en 1952.
- En 1961 et 1962, deux textes de Zalmen Lewental (en Yiddish).
- En octobre 1980, un texte rédigé en grec par Marcel Nadsari.

Obligés par les SS de s'occuper de la crémation des cadavres des Juifs assassinés, ces hommes ont rédigé ces notes dans la plus grande clandestinité, espérant laisser au monde un témoignage du crime inouï qui se déroulait quotidiennement devant leurs yeux. Aucun des auteurs n'a survécu à la barbarie nazie.

Zalmen Gradowski : Au cœur de l'enfer (extraits)

L'extrait relate le premier assassinat massif des Juifs du secteur BII b, le « Camp des familles de Theresienstadt », le 8 mars 1944. Zalmen Gradowski évalue le nombre de victimes à cinq mille ; selon les sources laissées par les SS, ils furent 3791. Les données chiffrées indiquées par Zalmen Gradowski prennent en compte les deux chambres à gaz-crématoire : le « K II » où furent envoyés les hommes, le « K III » où il a lui-même vu assassiner les femmes et les enfants. Zalmen Gradowski fut l'un des chefs de la révolte du 7 octobre 1944 durant laquelle il périt.

Préface
La nuit
Les préparatifs du « pouvoir »
Les victimes arrivent
Elles sont là
Dans la salle de déshabillage
La marche à la mort
Le chant de la tombe
On verse le gaz
La première victoire
Les préparatifs pour l'enfer
Au cœur de l'enfer

Préface

Cher lecteur, j'écris ces mots aux heures de mon plus grand désespoir, je ne sais ni ne crois que je pourrai jamais relire ces lignes, après la « tempête ». Qui sait si j'aurai le bonheur de pouvoir un jour révéler au monde ce profond secret que je porte en mon cœur ? Qui sait si je pourrai jamais revoir un homme « libre », si je pourrai lui parler ? Il se peut que ceci, ces lignes que j'écris soient les seuls témoins de ma vie d'autrefois. Mais je serai heureux si mes écrits te parviennent, libre citoyen du monde. Une étincelle de mon feu intérieur se propagera peut-être en toi, et tu accompliras dans la vie au moins une partie de notre volonté, tu tireras vengeance, vengeance des assassins !

Cher découvreur de ces écrits !

J'ai une prière à te faire, c'est en vérité mon essentielle raison d'écrire, que ma vie condamnée à mort trouve au moins un sens. Que mes jours infernaux, que mon lendemain sans issue atteignent leur but dans l'avenir.

Je ne te rapporte qu'une part infime, un minimum de ce qui s'est passé dans cet enfer d'Auschwitz-Birkenau. Tu pourras te faire une image de ce que fut la réalité. J'ai écrit beaucoup d'autres choses. Je pense que vous en trouverez sûrement les traces, et à partir de tout cela vous pourrez vous représenter comment ont été assassinés les enfants de notre peuple.

A présent je t'adresse, cher découvreur et éditeur de ces écrits, un vœu personnel : je te prie de te renseigner à l'adresse indiquée pour savoir qui je suis ! Tu demanderas à mes proches la photo de ma famille, ainsi que ma photo avec ma femme. Et tu joindras nos portraits à ce livre, à ta guise. Je veux ainsi perpétuer leurs chers noms bien-aimés, eux à qui je ne puis offrir à présent même une larme ! Car je vis dans l'enfer de la mort, et ne puis estimer comme il convient l'ampleur de ma perte. Et je suis moi-même condamné à mort. Un mort peut-il pleurer un mort ? Mais toi, étranger, « libre » citoyen du monde, je te prie de verser un pleur pour eux lorsque tu auras leurs portraits sous les yeux. Je leur dédie à tous mes écrits - ceci est ma larme, ma plainte sur ma famille et sur tout mon peuple.

Je veux t'énumérer ici les noms de ma famille :

Ma mère - Sarah
Ma sœur - Libe
Ma sœur - Esther-Rachel
Ma femme - Sonia (Sarah)
Mon beau-père - Rafael
Mon beau-frère - Wolf
Ils ont péri le 8.12.1942, gazés et brûlés.

J'ai eu aussi des nouvelles de mon père, Samuel, qui le jour de Yom Kippour 1942 a été capturé par « eux », et pour la suite je ne sais plus rien. Deux frères, Eber et Moyshl, ont été arrêtés en Lituanie. Ma sœur Feigele a été arrêtée à Otvotsk.

Ceci est la totalité de ma famille.

Je ne crois pas que l'un d'eux soit encore en vie. Je te prie, c'est mon dernier vœu, de donner sous nos portraits la date à laquelle nous avons péri.

Quel sera mon sort, la réalité me le représente déjà. Je sais qu'approche le jour, le jour devant lequel frémissent mon cœur et mon âme. Pas tant par peur pour ma vie - bien que j'aie envie de vivre, car le désir de vivre tenaille, mais il me reste encore un moment dans la vie, qui ne me laisse pas en paix : vivre, vivre pour nous venger ! Et pour perpétuer le nom de mes chers. J'ai des amis en Amérique et en Eretz-Israël. Je me souviens de l'une de ces adresses, que je te transmets - par lui tu sauras qui je suis et qui est ma famille. J'ai cinq oncles en Amérique, voici l'adresse de l'un d'eux :

J-Joffe
27 East Broadway, N. Y.
America

Tout ce qui est écrit ici, je l'ai vécu moi-même, en personne, au cours de mes 16 mois de Sonderarbeit, de « travail spécial », et toute ma détresse accumulée, la douleur dont je suis pétri, mes atroces souffrances, je n'ai pu leur donner d'« autre » expression, à cause des « conditions », malheureusement, que par la seule écriture.

Z. G.

 

La nuit

Un ciel bleu profond, paré de brillantes étoiles scintillantes, embrassait le monde entier. Sereine, insouciante, contente, la lune était sortie faire sa ronde majestueuse pour visiter son royaume, le monde de la nuit. Et elle avait ouvert ses sources pour abreuver les hommes d'amour, de bonheur et de joie à profusion.

Cette nuit-là des hommes vivaient encore en paix, des hommes sans barreaux ni barbelés, des hommes que la botte du pirate n'avait pas encore écrasés, et leur œil n'avait pas encore vu la face du barbare, et ils étaient assis en toute quiétude dans leurs foyers, à admirer dans l'ombre et l'intimité de leur chambre la splendeur et la magie de la nuit enchantée, et à tisser de doux rêves d'avenir, de bonheur.

Dans les rues et les jardins ils se promènent, paisibles et insouciants, et contemplent d'un œil rêveur le ciel et son royaume, et sourient tendrement à la lune, qui a enivré et envoûté leur cœur et leur âme.

Et là-bas la jeunesse est cachée dans les allées profondes, sur des bancs voilés d'ombre. [Manque]Et ils confient à la lune, leur amie, le secret de leur amour. Sous son clair de lune leurs yeux brillent, une larme tombe du cœur de l'aimée sur la poitrine de l'aimé, sur son cou, car leur cœur déborde d'amour, et une larme de joie a perlé.

Ils voguent à présent sur les eaux, rêveurs et amoureux, de douces vagues les portent vers des mondes nouveaux, fruits de leurs songes, et chantent de mélodieuses chansons et jouent un air nostalgique. Dans les airs monte vers les cieux l'harmonie du chant et de la joie. C'est le chant de louange qu'offre l'humanité à sa majesté la reine de la nuit, en gratitude pour l'amour et le bonheur qu'elle a insufflés au monde.

Tel était le visage de la nuit, cette féroce, cette brutale nuit de Pourim (1) 1944 au cours de laquelle eux, les assassins du monde, ayant tout préparé pour le carnage de ces jeunes vies palpitantes, dont le nombre atteignait cinq mille, ont apporté les Juifs tchèques comme victimes en offrande à leur dieu.

Ils s'étaient longuement préparés, avaient pris depuis des jours toutes leurs dispositions pour cette grande fête. Il semblait même que la lune et les étoiles, les cieux tous ensemble avaient fait un pacte avec le Diable et s'étaient parés de leurs plus beaux atours pour que la fête « idéale » de ce jour soit riche et imposante.

Notre fête de Pourim, ils l'ont transformée en destruction de Tisha be-Av (2). On dirait qu'en ce monde il est un ciel pour les nations et un autre exprès pour nous. Pour eux, le ciel et les étoiles scintillent de vie et de splendeur, et pour nous, pour nous Juifs, c'est le même ciel, bleu profond, paré de brillantes étoiles. Mais ses étoiles s'éteignent et tombent dans l'abîme profond.

Et la lune, il y en a sûrement deux. Une lune pour les nations, aimable et douce, qui sourit tendrement au monde et écoute son chant de bonheur et de félicité. Et une lune pour notre peuple. Une lune cruelle, brutale, qui assiste à tout, indifférente et glacée, et entend les lamentations et les cris des cœurs, des millions, qui se débattent avec elle, la mort qui vient sur eux.

Les préparatifs du « pouvoir »

Trois jours auparavant, le lundi 6 mars 1944, ils étaient déjà venus à trois. Le commandant du camp, ce bandit et assassin de sang-froid, l'Oberscharführer Schwatzhuber, l'Oberrapportführer Oberscharführer... et notre Oberscharführer Vost, le chef des quatre crématoires. Tous ensemble ils avaient fait le tour de la zone entière du crématoire et élaboré un plan « stratégique », pour savoir comment poster les gardes, la surveillance renforcée, en position militaire le jour de la grande fête.

Cela éveilla chez nous un grand étonnement, car en nos 16 mois de tragique et horrible travail « spécial », c'était la première fois que le pouvoir prenait de telles mesures de sécurité.

Nous avions déjà vu passer sous nos yeux des centaines de milliers de vies jeunes et robustes, au sang vigoureux, tant de transports de Russes, de Polonais, et aussi de Tsiganes, qui savaient qu'on les conduisait ici à la mort, et personne n'avait jamais tenté d'opposer une résistance ou de livrer un combat, tous étaient allés comme des moutons à l'abattoir. En ces 16 mois, on ne peut citer que deux exceptions. Au cours d'un transport de Bialystok, un jeune homme intrépide et courageux s'était jeté sur les gardes avec des couteaux et avait poignardé plusieurs d'entre eux avant d'être abattu dans sa fuite. Le second cas, devant lequel je m'incline avec une profonde déférence, est celui du « transport de Varsovie ». C'était un groupe de Juifs de Varsovie devenus citoyens américains, parmi eux certains nés en Amérique ; tous ensemble ils devaient être transférés d'un camp d'internement en Allemagne pour la Suisse, où ils seraient placés sous l'égide de la Croix-Rouge. Mais le magnifique pouvoir hautement « civilisé », au lieu d'envoyer les citoyens américains en Suisse, les avait amenés ici au feu du crématoire. C'est alors que s'était produit cet acte de bravoure d'une héroïque jeune femme, une danseuse de Varsovie, qui avait arraché son revolver à l'Oberscharführer de la Section Politique d'Auschwitz, Kwakernak, et avait abattu le Rapportführer, ce bandit notoire, l'Unterscharführer Schillinger. Son acte avait donné des ailes à d'autres femmes courageuses, qui avaient frappé, lancé bouteilles et autres projectiles à la figure de ces bêtes sauvages et enragées, les SS en uniforme.

Ce sont les seuls transports où il s'est élevé une résistance de la part de gens qui savaient n'avoir plus rien à perdre. Mais les centaines de milliers sont allés consciemment comme des moutons a l'abattoir. Aussi les actuels préparatifs nous causaient-ils un tel étonnement. Nous avons supposé qu'« ils » avaient dû entendre des rumeurs à propos des Juifs tchèques, eux qui vivaient depuis déjà sept mois au camp, par familles entières, et savaient pertinemment ce qui se passait au camp... ne seraient sûrement pas une proie si facile. Aussi se préparaient-« ils » par tous les moyens techniques à accueillir leur combat, au cas où ces gens auraient l'audace de ne pas vouloir aller à la mort et d'opposer une résistance à ces « innocents » criminels.

Lundi à 12 heures de l'après-midi, on nous renvoie au bloc nous reposer, pour pouvoir revenir au travail avec de nouvelles forces. 140 hommes - presque tout le bloc, après la « séparation » de 200 hommes - devraient aller ce jour-là au transport, car les deux crématoires I et II (3) travailleraient à plein rendement.

Le plan est exposé dans tous ses détails militaires. Nous, les victimes les plus malheureuses de tout notre peuple, avons été engagés dans la ligne de front contre nos propres frères et sœurs.

Nous devrons former la première ligne sur laquelle se jetteront éventuellement les victimes, et derrière nos épaules, eux, les « héros et combattants de la grande puissance », seront postés avec des mitrailleuses, des grenades et des fusils » - et de là tireront sur eux.

Un jour passe, un deuxième, un troisième. Arrive le mercredi, jour fixé comme date limite pour la venue du transport. Le transport a été reporté deux fois, pour deux raisons précises. À ce qu'il semble, outre les préparatifs stratégiques, il a été exigé des assurances morales. L'autre raison, c'est que le « pouvoir » cherche tout exprès à organiser les plus grands massacres lors de fêtes juives, et tel fut le motif invoqué pour faire périr les victimes la nuit de mercredi, nuit de Pourim. Au cours de ces trois jours, le « pouvoir », ces criminels et assassins de sang-froid, ces professionnels sanguinaires et cyniques, a usé de tous les subterfuges possibles et imaginables pour déguiser la réalité de leur barbare mascarade et semer la confusion dans les esprits, qu'ils ne se rendent compte de rien et ne puissent percer à jour les sombres pensées perfides que cachaient derrière leur sourire de façade ces représentants hautement « civilisés » du pouvoir.

Et la supercherie a commencé.

La première version qu'« ils » ont divulguée, c'est que les cinq mille Juifs tchèques seraient envoyés dans un autre camp de travail, et devaient présenter leurs états civils. Chacun selon sa profession, hommes et femmes sans distinction jusqu'à l'âge de 40 ans. Les autres, les gens plus âgés, sans distinction de sexe, ainsi que les femmes avec de petits enfants, resteraient tous ensemble comme jusqu'à présent, les familles ne seraient pas séparées. Ce furent les premières pilules d'opium destinées à étourdir la masse effrayée et détourner son attention de la tragique réalité.

La deuxième manœuvre fut d'annoncer que chacun devait emporter pour le voyage tous ses bagages, et le « pouvoir », pour sa part, distribua spécialement une double ration à toute la masse prête pour le voyage.

Et ils imaginèrent encore une troisième fourberie, sadique, diabolique. Ils firent circuler la version que jusqu'au 30 mars, pour certaines raisons, il n'y aurait aucun courrier pour la Tchécoslovaquie. Celui qui voulait recevoir des colis comme jusqu'ici devait écrire plusieurs semaines à l'avance des lettres à ses amis, prédatées jusqu'au 30, et les remettre au « pouvoir », qui les transmettrait en bon ordre pour qu'ils puissent recevoir leurs colis comme auparavant. Personne ne se douta de rien, personne ne pouvait imaginer qu'un « pouvoir » pût se montrer aussi ignominieux, aussi insidieux, user de si viles et criminelles ruses dans un combat, et contre qui ? Contre une masse sans défense, désarmée, dont la seule force était la volonté, à main nue, sans arme.

Toute cette supercherie si bien manigancée fut le meilleur moyen d'endormir et de paralyser l'esprit le plus clairvoyant et conscient de la réalité. Tous, sans distinction de sexe ou d'âge, se sont laissés prendre à cette illusion, ont cru qu'on allait les conduire au travail. Et c'est alors que les bandits - certains que le chloroforme avait bien fait son effet - sont passés à l'exécution de l'opération-extermination.

Ils ont démembré, démantelé les familles, les femmes d'un côté, les hommes de l'autre, les vieux d'un côté, les jeunes de l'autre, et les ont ainsi pris au piège, amenés dans le camp voisin resté vide, on les a trompés, ces naïves victimes, poussés dans des baraques de bois glacées, chaque groupe à part, puis on a cloué des planches en travers des portes. La première phase du processus avait réussi.

On les a étourdis, abasourdis, ils n'étaient plus capables de penser logiquement. Et même lorsqu'ils ont commencé à réaliser qu'on les avait capturés pour la mort, ils sont restés désarmés, sans force pour songer à lutter et à résister, car chacun - même celui dégrisé de l'opium de l'illusion - avait l'esprit occupé, la tête prise par un nouveau souci. Des jeunes gens ou jeunes filles au sang ardent se tracassaient maintenant pour leurs parents. Qui sait ce qui leur arrivait là-bas. Et des hommes jeunes, pleins de force et de courage, restaient figés dans le chagrin, songeant à leur jeune femme et à leur enfant qu'on venait de leur arracher. Tout impétueux élan de révolte et de résistance était aussitôt refoulé par la douleur individuelle. Chacun était captif de son malheur familial, et cela suffisait à émousser, paralyser toute pensée et toute réflexion sur la situation générale dans laquelle lui-même se trouvait pris. Et cette masse d'hommes qui en liberté était jeune, énergique et combative, restait assise inerte, résignée, déçue et brisée.

Sur la première marche de la tombe les cinq mille victimes ont posé le pied, sans résistance.

La supercherie, si longuement exercée et affinée par leur pratique diabolique, venait encore de gagner.

Les victimes arrivent

Elles sont en route. Tout est en suspens, tendu... Eux, les assassins, donnent les derniers ordres. Et nos regards sont tournés là-bas, vers ce coin, vers ce point dans la nuit, d'où se rapproche le roulement des camions.

Nous entendons déjà la course bien connue des motos, et les camions qui roulent sauvagement à leur poursuite. Les avant-gardes des victimes sont déjà là. Nous distinguons au loin la lumière des phares, de plus en plus proche.

Elles roulent, elles arrivent. Nous voyons déjà, nous distinguons déjà au loin des ombres de vies humaines. À nos oreilles parvient déjà la sourde rumeur de soupirs et de pleurs qui s'échappent maintenant de tous les cœurs.

À présent elles ont vu, les victimes, la vérité dans sa nue réalité - c'est à la mort qu'on les conduit. Le dernier espoir, le dernier rayon, la dernière étincelle s'éteint. Elles tournent leurs regards vers le monde qui passe comme un film devant leurs yeux. Leurs yeux, leurs regards errent à la ronde, voudraient tout capter.

Au lointain scintille leur foyer natal, si proche, qu'elles voyaient chaque jour. Les hautes montagnes au loin, parées de blanches couronnes, leur apportaient chaque jour le salut de leur pays bien-aimé. O, montagnes, chères montagnes ! Vous gisez là-bas et dormez en paix et sommeillez sans souci au clair de lune, et nous, vos chers enfants, dont la vie était liée à vous, devons périr en ce monde. Tant de jours dorés, tant de joie et de bonheur, tant de pages enchantées vous avez gravées en nos vies ! Tant d'amour, tant de tendresse nous avons goûtés grâce à vous ! Tant de nuits pareilles à celle-ci nous avons passées dans vos bras, buvant à ces sources qui jailliront sans fin - pour qui dorénavant ? Nous, on nous arrache à vous. Et là-bas, loin derrière les montagnes, un foyer esseulé et vide les attend, attend solitaire que lui reviennent ses enfants, ses malheureux enfants.

Ah ! leur cher, leur chaleureux foyer, il clignote vers elles, il leur fait signe, il les appelle, ses enfants fidèles.

Et ici, où les emmène-t-on ? Le monde est si beau, si enchanteur, si séduisant, il les appelle, les éveille à la vie, excite l'envie de vivre. Des milliers de fibres les lient à ce monde, si grand et vaste et merveilleux. Il tend les bras vers elles à cet instant, et dans le silence de la nuit on entend son appel : « Mes enfants, mes enfants fidèles ! Je vous aime tant, venez à moi. Il y a assez de place pour tous, j'ai tant de trésors cachés, depuis longtemps gardés pour vous. Mes sources pour vous abreuver jaillissent sans fin, à égalité pour tous, sans distinction de force ni de puissance. C'est pour vous et grâce à vous que j'ai été créé ».

Et elles, les chères enfants fidèles, se tendent vers lui, le cher monde fidèle, et ne peuvent le quitter, car elles sont jeunes, saines, fraîches et pleines d'entrain, vibrantes de vie et de désir. Elles veulent vivre, car elles sont nées pour vivre.

Elles se sont accrochées, ces victimes si vivantes, des mains, des dents, agrippées au monde, mordant dans la vie, comme un enfant se cramponne à sa mère qu'on veut lui arracher de force. Et ici, on voulait, sans nulle faute ni raison, les arracher avec cruauté à leur cher monde fidèle.

Si elles pouvaient étendre leurs bras, les rendre immenses, et enlacer le monde, le monde entier, le ciel, la lune et les étoiles, les montagnes enneigées, la terre glacée, les arbres, l'herbe, tout ce qui est au monde, et l'étreindre, le serrer fort, très fort, sur leur cœur - comme elles seraient heureuses !

Si elles pouvaient, ces enfants, ces malheureuses victimes, se coucher de tout leur long sur toute l'étendue du vaste monde et réchauffer la terre glacée de leur cœur au sang ardent, et détremper son échine dure de leurs brûlantes larmes, et baiser tous ses membres, chaque partie du vaste et magnifique monde !

Ah ! si elles pouvaient d'un trait se gorger du monde et de la vie, assouvir à jamais leur faim et leur soif de vie. Ah ! si elles pouvaient, ces enfants, ces ombres, étreindre les malheureuses victimes encore recluses là-bas dans les tombeaux et attendant sur les rangs que la mort vienne les prendre - comme elles se sentiraient bien ! Elles veulent à présent, en ces derniers instants, alors qu'elles se tiennent encore en ce monde, caresser, embrasser, aimer tout ce qui vit et existe.

Elles sentent, elles ont le sentiment que ces camions qui roulent à fond de train, et ces voitures avec les motos qui les escortent sur le côté, sont tous les esclaves du Diable, qui filent à grand bruit et grand tapage avec leur lot de victimes capturées pour leur dieu.

Et maintenant on les fait passer devant le monde, on se glisse avec elles devant la vie - car le chemin de la mort doit passer par la vie.

Elles sentent qu'arrivée leur dernière heure, le film touchera bientôt à sa fin, elles scrutent nerveusement partout à la ronde, leurs regards errent en tous sens. Elles cherchent quelque chose dans le monde, veulent en saisir encore une miette, s'en imprégner avant la mort.

Et peut-être l'une d'elles - un éclair a traversé son esprit assombri - médite la fuite, et elles cherchent un chemin dans la nuit pour échapper à la mort.

Le bruit se fait plus fort, les phares éclairent déjà l'énorme bâtisse de l'enfer.

Elles sont là

Elles sont arrivées, les malheureuses victimes. Les camions se sont arrêtés. Les cœurs se sont figés. Elle se tiennent là debout, les victimes, glacées d'épouvante, impuissantes, résignées et déçues, et embrassent du regard la place, la bâtisse dans laquelle leur monde, leurs jeunes vies, leurs corps palpitants, vont bientôt disparaître à jamais.

Elles ne comprennent pas ce qu'ils leur veulent, ces dizaines d'officiers à épaulettes d'or et d'argent, avec leurs revolvers luisants et leurs grenades au côté.

Et pourquoi sont-elles gardées comme des voleurs condamnés par des soldats casqués, et à travers les arbres et les barbelés luisent au clair de lune les canons noirs des fusils pointés sur elles. Pourquoi ? Pourquoi tous ces projecteurs vivement illuminés ? La nuit est-elle donc si noire ? Si faible la clarté de la lune ?

Elles se tiennent là, abasourdies, désarmées et résignées. Elles ont vu la vérité en sa nue réalité, devant leurs yeux le gouffre est déjà béant, et elles, elles sombrent dans l'abîme. Elles sentent, elles ont le sentiment que tout, le monde, la vie, les champs, les arbres, tout ce qui vit et existe - tout disparaît et chavire avec elles au fond de l'abîme. Les étoiles s'éteignent, les cieux s'enfoncent dans les ténèbres, la lune cesse de luire, le monde sombre avec elles. Et elles, les malheureuses victimes, veulent se noyer au plus vite dans cette mer qui les engloutît.

Elles jettent leurs bagages - tout ce qu'elles ont emmené pour le « voyage ». Elles ne veulent ni n'ont plus besoin d'aucune chose.

Elles se laissent pousser sans résistance au bas des camions, et tombent comme évanouies, comme des épis fauchés, dans nos bras. Tiens, prends-moi par la main, mon cher frère, et conduis-moi sur ce bout de chemin qui reste à parcourir de la vie à la mort. Nous les conduisons, nos chères, nos tendres, nos bien-aimées sœurs, nous les tenons par le bras, nous marchons en silence, pas à pas, nos cœurs battent en mesure. Nous souffrons et saignons avec elles, nous sentons que chaque pas les éloigne de la vie et les rapproche de la mort. Et avant de s'enfoncer dans le Bunker, avant de poser le premier pas sur la marche qui descend à la tombe, elles lèvent un dernier regard vers le ciel, vers la lune - et un soupir s'arrache instinctivement de nos deux cœurs à l'unisson. Au clair de lune luisent les larmes des sœurs menées à la mort, et une larme reste gelée sur l'œil du frère qui l'a escortée.

Dans la salle de déshabillage

Dans la grande salle profonde, au milieu de laquelle douze piliers soutiennent la charge du bâtiment, brille maintenant une vive lumière électrique. Le long des murs, autour des piliers, des bancs avec des crochets pour les vêtements des victimes sont prêts depuis longtemps. Sur le premier pilier est cloué un écriteau, en plusieurs langues, avisant les arrivants qu'ils sont arrivés aux « bains », et qu'ils doivent ôter leurs vêtements pour les faire désinfecter.

Nous nous sommes retrouvés avec elles, et nous nous regardons, pétrifiés. Elles savent tout, comprennent tout, qu'ici ce ne sont pas des bains, que cette salle est le corridor de la mort, l'antichambre de la tombe.

La salle s'emplit sans cesse de monde. Il arrive toujours plus de camions avec de nouvelles victimes, et sans cesse la

« salle » les engloutit. Nous restons tous comme hébétés, incapables de leur dire un mot. Ce n'est pourtant pas la première fois. Nous avons déjà reçu bien des transports avant elles, et pareilles scènes, nous en avons vu bien des fois. Pourtant nous nous sentons faibles, comme si nous allions défaillir, sans force, avec elles.

Nous sommes tous stupéfiés. Dans ces vieux vêtements, déjà usés, depuis longtemps déchirés, sont drapés des corps séduisants, pleins d'attrait et de charme. Tant de têtes aux boucles noires, brunes, blondes, et quelques rares têtes grises, nous regardent de leurs grands yeux noirs, profonds, ensorcelants. Nous voyons devant nos yeux de jeunes vies bouillonnantes, palpitantes, frémissantes, en fleur, gonflées de sève, abreuvées aux sources de vie, épanouies comme des roses poussant encore au jardin. Fraîches, baignées de pluie, gorgées de rosée matinale. À la lueur des soleils luisent les gouttes étincelantes de leurs yeux de fleurs - telles des perles.

Nous n'avons pas le courage, nous n'osons pas leur dire, à nos chères sœurs, de se déshabiller. Car les vêtements qu'elles portent sont la cuirasse, le manteau dans lequel repose encore leur vie. Dès l'instant où elles ôteront leurs vêtements et resteront nues, elles perdront leur dernière défense, leur dernier appui, le dernier point d'ancrage auquel leur vie est encore accrochée. Voilà pourquoi nous n'avons pas eu le cœur de leur dire de se dévêtir plus vite. Qu'elles restent encore un moment, encore un instant, dans cette cuirasse, dans ce manteau de vie.

La première question sur toutes les lèvres est pour demander si leurs hommes sont déjà venus. Chacune veut savoir si son mari, son père, son frère ou son amant est toujours en vie. Ou si leur corps traîne quelque part raide mort, si les flammes le consument déjà et qu'il n'en reste plus trace. Et si elle-même est restée seule au monde avec son malheureux enfant, déjà orphelin. Elle a peut-être déjà perdu son père, son frère, son aimé. À quoi bon vivre en ce cas, pourquoi rester en vie ?

« Dis-moi, frère ! » - dit une autre, déjà résignée depuis longtemps, en pensée, à quitter la vie et le monde. Elle nous demande bravement, d'une voix téméraire : « Dites, frères, combien de temps met la mort à venir ? Est-elle pénible, ou légère ? »

Mais on ne les laisse pas traîner longtemps. Les bêtes meurtrières font bientôt sentir leur présence. L'air est déchiré par les hurlements des bandits ivres, pressés de rassasier leur œil bestial assoiffé de la nudité de mes belles, de mes chères sœurs. Les coups de bâtons pleuvent sur les dos, sur les têtes, sur tout ce qui se trouve, et les vêtements tombent vite au bas des corps.

Certaines ont honte, voudraient disparaître n'importe où, pour ne pas exposer leur nudité. Maïs il n'y a ici aucun coin où se cacher, ici n'existe plus aucune pudeur. La morale et l'éthique en même temps que la vie vont dans la tombe.

Certaines s'élancent sur nous, comme ivres d'amour, se jettent dans nos bras et nous supplient, le regard éperdu, de les dévêtir. Elles veulent tout oublier, ne plus songer à rien. Le monde d'hier, sa morale et ses principes, ses concepts éthiques, au premier pas sur la marche de la tombe elles ont réglé leur dernier compte avec lui. Au seuil de la descente aux enfers, tant qu'elles se tiennent encore à la surface de la vie, et que le corps, lui seul, ressent encore, éprouve encore, mû par l'élan de jouir encore de la vie, elles veulent tout, tout lui donner, le dernier plaisir, la dernière joie, tout ce qu'elles peuvent encore prendre de la vie - elles veulent le combler, le rassasier avant sa mort. Ce jeune corps tout palpitant de sang et de vie, elles veulent que la main d'un homme, un étranger, désormais le plus proche et le plus cher, le touche, le caresse. Elles auront ainsi la sensation que la main de leur amant, de leur mari, caresse et câline leur corps consumé de passion. Elles veulent se griser à présent, mes belles, mes chères sœurs. Et leurs lèvres brûlantes se tendent vers nous avec amour, pour des baisers passionnés, tant que les lèvres sont vivantes.

Il accourt de nouveaux camions, d'autres victimes entrent dans la grande salle. Du rang des femmes nues beaucoup s'élancent et s'affalent sur les nouvelles venues à grands pleurs et cris. Des filles nues ont retrouvé leur mère, et elles s'embrassent, s'enlacent, se réjouissent d'être à nouveau réunies. Et un enfant se sent heureux qu'une mère, le cœur d'une mère, l'accompagne à la mort.

Toutes se déshabillent et se mettent dans les rangs, certaines pleurent, d'autres restent silencieuses, pétrifiées. L'une s'arrache les cheveux de la tête et délire. Quand je m'approche d'elle, je n'entends que ces seuls mots : « Où es-tu, mon amour, pourquoi ne viens-tu pas vers moi ? Je suis pourtant jeune et belle. » Les femmes auprès d'elle me disent qu'elle est devenue folle la veille en prison.

D'autres nous parlent doucement, calmement : « Hélas, nous sommes si jeunes ! On a envie de vivre, on a encore si peu goûté de la vie. » Elles n'essaient pas de nous supplier, elles savent et comprennent que nous sommes comme elles des victimes. Elles parlent juste pour parler, parce que leur cœur déborde, et elles veulent avant leur mort confier leur douleur à un homme qui vît encore.

Là-bas est assis un groupe de femmes enlacées et embrassées, des sœurs se sont retrouvées et se pelotonnent en une seule boule, se fondent en une seule masse.

Là-bas est assise sur le banc une mère nue, sa fille sur les genoux. Une enfant d'à peine quinze ans. Elle tient la petite tête pressée contre sa poitrine et embrasse tous ses membres. Et des flots de chaudes larmes coulent sur cette jeune fleur. La mère pleure sur son enfant qu'elle mènera bientôt de ses propres mains à la mort.

Dans la salle, dans le grand caveau, rayonne maintenant une nouvelle lumière. Sur un côté de cette grande caverne de l'enfer sont alignés les corps de femmes, blanc d'albâtre, qui attendent, attendent que s'ouvrent les portes de l'enfer pour leur laisser libre passage vers la tombe. Nous, les hommes, en nos vêtements, sommes debout face à elles et les contemplons, pétrifiés. Nous sommes incapables de concevoir si cette scène est réelle ou si c'est un songe. Sommes-nous tombés dans un monde de femmes nues, où bientôt va se jouer avec elles un jeu diabolique ? Ou dans un musée, un atelier de peintre, où des femmes nues de tous âges, montrant toute la palette des expressions par leur mimique, leurs pleurs silencieux et leurs soupirs, sont venues de leur plein gré servir de modèles à l'artiste et poser pour son art ?

Ce qui nous étonne ainsi, à l'encontre de tant d'autres transports, c'est qu'elles se montrent en général si calmes. Pour la plupart elles font même preuve de courage et d'insouciance, comme s'il ne devait rien leur arriver. Elles regardent la mort en face avec un tel héroïsme, un tel sang-froid, que nous en sommes sidérés. Ne savent-elles donc pas ce qui les attend ? Nous les contemplons avec compassion, car nous voyons déjà devant nos yeux une nouvelle scène, une scène d'horreur. Toutes ces vies palpitantes, ces mondes effervescents, tout ce bruit, ce tapage qui s'en dégage, dans quelques heures tout cela sera mort et figé. Leur bouche sera muette pour toujours. Ces yeux étincelants, à l'éclat ensorcelant, regarderont fixement dans une seule direction - scrutant l'éternité morte.

Ces beaux corps séduisants, fleurissants de vie, traîneront à terre comme de répugnantes créatures, dans les souillures et les ordures, leur corps blanc d'albâtre maculé de déjections humaines.

De cette bouche perlée seront arrachées les dents avec la chair, et le sang coulera à profusion.

De ce nez finement ciselé s'écouleront deux flots - rouges, jaunes ou blancs.

Et ce visage blanc et rosé, sous l'effet du gaz, deviendra rouge, bleu, ou noir.

Ces yeux seront gonflés, injectés de sang, à ne plus pouvoir reconnaître celle qui se tient là devant toi.

Et cette tête bouclée aux cheveux ondulés - deux mains froides lui couperont les cheveux, et on arrachera des lobes et des mains les bagues et boucles d'oreilles.

Puis deux hommes étrangers mettront des gants, ou se muniront de ceintures qu'ils enrouleront sur leurs mains, car ces corps blanc de neige, qui luisent à présent de tout leur éclat, auront alors un aspect répugnant, et ils ne voudraient pas les prendre à mains nues. On la traînera, cette belle jeune fleur que voici, sur le sol de ciment glacé et souillé. Et son corps balaiera toute la fange sur son passage.

Et elle sera jetée, balancée comme une charogne poisseuse et dégoûtante. Sur le monte-charge, vers l'enfer là-haut, envoyée au feu - et en quelques minutes ces corps bien en chair seront réduits en cendres.

Nous voyons déjà, nous sentons déjà leur fin inéluctable. Je les regarde, ces vies palpitantes, qui occupent ici une si grande, une immense place, qui représentent des mondes entiers - et en quelques minutes... Une autre image me défile devant les yeux, je vois un camarade poussant une brouette de cendres là-bas dans la grande fosse. Je me tiens ici près d'un groupe de femmes, au nombre de dix à quinze, et dans une brouette se trouveront bientôt tous ces corps, toutes ces vies, dans cette brouette de cendres. Il ne restera plus aucune trace de toutes celles qui sont ici, toutes celles-ci, qui occupaient des villes entières, qui tenaient tant de place dans le monde, seront bientôt effacées, extirpées avec leur racine - comme si elles n'étaient jamais nées. Nos cœurs sont déchirés de douleur. Nous éprouvons, nous souffrons avec elles les tourments du passage de la vie à la mort.

Nos cœurs se gonflent de compassion. Ah, si nous pouvions sacrifier des pans de notre vie pour elles, nos chères sœurs, comme nous serions heureux ! Nous voudrions les presser sur notre cœur endolori, embrasser leurs membres, nous abreuver de cette vie qui va bientôt disparaître. Graver profondément dans nos cœurs l'aspect de ces vies qui palpitent encore, et porter à jamais au fond du cœur l'image de ces vies éteintes devant nous. Nous sommes tous en proie à un cauchemar de pensées qui nous tiennent captifs. Elles, nos chères sœurs, nous regardent avec surprise. Pourquoi sommes-nous si tourmentés, alors qu'elles sont si calmes ? Elles aimeraient tant parler avec nous, demander ce qu'on fera d'elles une fois qu'elles seront mortes. Mais elles ne sont pas assez hardies pour cela - et le secret ne leur sera pas révélé jusqu'à la fin.

Elles se tiennent maintenant en une grande masse nue, tous les regards fixés dans une seule direction, et une sombre pensée se tisse dans tous les esprits.

De l'autre côté de la salle gisent toutes leurs affaires mêlées en pelote, en un seul tas. Leurs vêtements, dont elles viennent juste de se dépouiller. Elles, ces habits ne les laissent pas tranquilles. Elles savent qu'elles n'en auront plus besoin, mais tant de fibres les lient encore à eux. Elles se sentent attachées à ces vêtements qui gardent encore la chaleur de leur corps. Et les voici maintenant éparpillés, ici une robe, là un chandail, ces habits qui les ont si bien revêtues et réchauffées. Ah ! si elles pouvaient les remettre une fois encore, ces robes, comme elles se sentiraient bien, comme elles seraient heureuses !

En sont-elles vraiment déjà là - la situation si tragique, que ces vêtements, leur corps ne pourra plus jamais les porter ?

Vont-ils rester là, abandonnés ? Car leur possesseur ne reviendra jamais ?

Ah ! ces vêtements, restés comme orphelins. Comme un témoignage, comme un présage, comme une preuve de la mort imminente.

Ah ! qui sait, qui portera ces vêtements après leur mort ? En voici une qui sort du rang et va là-bas ramasser un foulard de soie piétiné sous le talon d'un camarade. Elle s'en empare vivement, et disparaît aussitôt dans le rang. Je lui demande :

- Pourquoi avez-vous besoin de ce foulard ? - C'est un souvenir me répond la jeune fille de sa voix douce. Et avec lui elle veut aller dans la tombe.

La marche à la mort

Les portes se sont ouvertes. L'enfer est béant devant les victimes. Dans l'antichambre qui mène à la tombe sont alignés comme pour une parade militaire les représentants de la grande puissance. Toute la Section Politique est venue aujourd'hui à la fête. Des officiers de haut rang, dont nous n'avons encore jamais vu le visage au cours de ces 16 mois. Parmi eux se trouve aussi une femme, une SS, la commandante du camp de femmes. Elle aussi est venue voir cette grande fête « nationale », voir périr les enfants de notre peuple.

Resté à l'écart, j'observe les deux groupes. Les bandits, les grands assassins - et mes sœurs, les malheureuses victimes.

La marche, la marche de la mort a commencé. Elles marchent avec fierté, d'un pas ferme, hardi et courageux, comme pour aller vers la vie. Elles ne s'effondrent pas, même lorsqu'elles voient le dernier lieu, le dernier recoin, où va bientôt se jouer le dernier acte de leur vie. Le sol ne se dérobe pas sous leurs pieds, alors qu'elles se voient déjà captives au cœur de l'enfer. Elles ont réglé depuis longtemps tous leurs comptes avec le monde et avec la vie, avant d'arriver ici, là-haut encore. Tous les fils qui les reliaient à la vie, elles les ont rompus en prison. C'est pourquoi elles marchent à présent avec tant de calme et de sang-froid, sans se briser à l'approche de la fin. Elles défilent sans cesse, une longue marche de femmes nues au sang ardent. On dirait une éternité, que la marche dure une éternité.

On dirait que des mondes entiers, des mondes entiers se sont dénudés et sont venus ici pour cette promenade diabolique.

Des mères marchent avec de petits enfants qu'elles tiennent dans les bras, d'autres qu'elles mènent par la main. Elles embrassent leurs enfants - le cœur d'une mère manque de patience, elle embrasse son enfant tout au long du chemin. Des sœurs marchent enlacées, pelotonnées, elles veulent aller ensemble à la mort.

Toutes jettent des regards méprisants sur les officiers alignés, ne veulent leur accorder le moindre regard droit. Aucune ne supplie, aucune ne cherche leur pitié. Elles sont conscientes, les victimes, et savent que ni eux ni leur cœur ne recèlent la moindre étincelle de conscience humaine. Et elles ne veulent pas leur offrir le grand plaisir de les voir mendier, au désespoir, implorer la vie sauve pour qui que ce soit.

Tout d'un coup, le défilé de femmes nues s'est arrêté. Dans les rangs marche une fillette de neuf ans, une belle petite blonde aux longues nattes bien tressées qui pendent comme des rubans dorés sur son petit dos d'enfant. Derrière elle marche sa mère, encore toute hardie, et soudain elle fait halte, se tourne vers les officiers et se met à les apostropher avec audace et courage : « Assassins, bandits, criminels éhontés ! Oui, vous nous tuez aujourd'hui, nous, des femmes et des enfants innocents. C'est sur nous, désarmés et sans défense, que vous rejetez la faute de cette guerre. Moi et mon enfant, c'est nous, nous qui sommes cause de cette guerre.

« Prenez garde, bandits ! Par notre sang vous voulez couvrir vos échecs au front. Mais cette guerre, vous allez la perdre. Vous savez très bien quelles lourdes défaites vous subissez chaque jour sur le front de l'Est. Souvenez-vous, bandits ! Pour l'instant vous pouvez tout commettre en toute impunité, mais un jour viendra, un jour de vengeance. La grande Russie vaincra, et nous vengera ! Ils viendront lacérer vos corps à vif ! Nos frères du monde entier n'auront de repos qu'ils n'aient vengé notre sang innocent ! »

Puis elle se tourne vers la femme : « Toi, bête cruelle, bourreau des femmes, toi aussi tu es venue voir le spectacle de notre malheur. Souviens-toi ! Toi aussi tu as un enfant, une famille, tu n'en jouiras pas longtemps ! On te déchirera vive, et ton enfant, tout comme le mien, ne vivra plus longtemps. Souvenez-vous, bandits ! Vous payerez pour tout, le monde entier réclamera vengeance ».

Puis elle leur a craché à la figure et a couru avec son enfant dans le Bunker.

Ils sont restés muets, pétrifiés. Ils n'avaient pas le courage de se regarder. Ils venaient d'entendre une grande vérité, qui déchirait, lacérait, mettait en pièces leur âme bestiale. Ils l'ont laissée parler, bien qu'ils aient su ce qu'elle allait leur dire, mais ils voulaient entendre ce que pensait et leur dirait une femme juive allant à la mort. Et les voici graves, songeurs, ces assassins et bandits. Cette femme, de la tombe, a arraché leur masque et leur a présenté l'avenir tout proche qui les guette. Ce n'est pas nouveau pour eux, ils y ont déjà songé plus d'une fois, plus d'une pensée noire est venue assombrir leur esprit, et voici que cette femme juive vient de leur asséner la vérité. Elle ne s'est pas laissée intimider, et leur a dévoilé la nue réalité.

Mais eux ont peur de trop penser, peur que la vérité ne les pénètre trop profondément. Quelle raison de vivre leur resterait-il ? - Mais non ! Le Führer, leur dieu, leur a déclaré tout autre chose, que la victoire ne se trouve pas sur le front de l'Est ou de l'Ouest, mais... Ici, dans ce Bunker, c'est ici que réside la victoire. Ici marchent les rangs de ces géants, ces ennemis à cause de qui le sang allemand est versé sur tous les champs de bataille d'Europe. Ici marche l'ennemi à cause de qui les avions anglais jettent des bombes jour et nuit, tuant jeunes et vieux. - C'est à cause d'elles, de ces femmes nues, que lui-même a dû quitter son foyer, que son fils a dû aller se perdre sur le front de l'Est. Non, le Führer, leur dieu, a raison. Il faut les exterminer, les anéantir. Alors seulement, une fois que ces femmes nues avec leurs enfants seront étendues mortes, la victoire sera assurée. - Ah ! si on pouvait le faire plus vite, les ramasser, les chasser du monde entier et les rassembler ici, les dénuder, et sans tarder, comme ces femmes déjà nues, les pousser dans la géhenne ! Ah, comme tout irait bien ! Les canons cesseraient de tonner, les avions de jeter des bombes. La guerre prendrait fin. Le monde retournerait au calme. Les fils envoyés au loin reviendraient à la maison, et une vie nouvelle, heureuse, commencerait pour eux. Il ne restait qu'un obstacle - ces femmes nues, les enfants de ce peuple qui se cachaient encore un peu partout et que l'on ne pouvait amener ici pour les mettre nus comme ces femmes, ces ennemis, qui défilaient ici devant eux. Et une main de bête fauve a levé une cravache et frappé avec férocité les corps de ces femmes nues.

Allez, plus vite, ennemis, courez plus vite au Bunker, à la tombe, car chacun de vos pas vers la tombe est un pas vers notre victoire. Et la victoire doit venir le plus vite possible. Nous payons trop cher à cause de vous sur les fronts - courez plus vite, enfants-diables, et ne vous arrêtez pas en chemin, vous freinez notre victoire !

Elles continuent à défiler, des rangs et des rangs de jeunes femmes nues. Et de nouveau la marche fait halte. Une jeune fille blonde superbe s'est arrêtée, et elle aussi s'adresse aux bandits : « Criminels de l'ombre ! Vous me dévorez de vos yeux assoiffés de bêtes avides, vous vous rassasiez de la nudité de mon corps séduisant. Oui, à présent c'est votre ère. Dans la vie civile, vous n'auriez même pu rêver d'un pareil spectacle. Vous, criminels des bas-fonds, vous avez trouvé ici le repaire rêvé pour assouvir la lubricité de votre œil sadique. Mais vous ne jouirez pas longtemps de ce plaisir. Votre jeu arrive à sa fin, vous ne pourrez pas exterminer tous les Juifs. Vous payerez pour tout. » Et tout d'un coup elle fait un bond vers eux et assène trois gifles à l'Oberscharführer Voss, le chef, le commandant des crématoires. Les bâtons s'abattent sur sa tête et sur son dos. Elle est entrée dans le Bunker la tête fracassée, il en coule du sang chaud. Et ce sang chaud caresse tendrement son corps, son visage illuminé de joie. Elle est heureuse et satisfaite de sentir sur sa paume le brûlant plaisir de cette gifle assénée sur la face de ce célèbre tueur et bandit. Elle a atteint son dernier but. Elle est allée sereine à la mort.

Le chant de la tombe

Dans l'immense Bunker, des milliers de victimes sont debout et attendent, attendent la mort. Tout d'un coup éclate un chant vibrant. Le gang des officiers de haut rang reste à nouveau pétrifié. Ils ne peuvent comprendre, ils ne peuvent concevoir, comment est-ce possible, là-bas, dans le Bunker, au cœur de la tombe, au seuil de l'abîme, au dernier instant de leur vie, au lieu de se lamenter, au lieu de pleurer sur leurs jeunes vies perdues - des êtres humains font entendre un chant ! Et s'il avait raison, le Führer, ce sont à coup sûr des démons, car un homme peut-il aller à la mort avec autant d'insouciance, de calme et de courage ?

Ces notes, cette mélodie qui s'échappe de la tombe est bien connue de tous. Et spécialement pour eux, les bandits, ces sons les transpercent comme des poignards, comme des piques qui se fichent dans leur cœur. Car la masse des mortes chante cet air populaire de par le monde, l'Internationale.

L'Internationale, l'hymne du grand peuple russe - elles ont entonné là-bas ce chant, celui de l'ennemi, de son armée puissante et victorieuse.

Ce chant leur raconte, ce chant leur rappelle les victoires sur le front, remportées non par eux, mais par les autres, ceux de l'Armée Rouge. Malgré eux, ils sont emportés par cette mélodie. Comme une vague de tempête elle ouvre une brèche dans leur esprit enivré, les force à se dégriser de leur fanatisme superstitieux, leur rappelle tout ce qui se passe à présent.

Ce chant les oblige à feuilleter le passé récent, à voir la tragique et terrible réalité. Ce chant leur rappelle qu'au début de la guerre leur Führer-dieu leur a déclaré et assuré de son « je » que dans six semaines la grande Russie serait couchée sous leur botte, et qu'à Moscou, sur la Place Rouge, flotterait la croix gammée noire. Et ils ont cru que la fin serait aussi sûre que le commencement.

Et soudain, que s'était-il passé ?

Leurs armées européennes victorieuses, si promptes à asservir de puissantes nations ; les armées les mieux équipées en armement, en puissance technique, en art militaire ; les armées commandées par des stratèges de vieille école, pénétrées d'une foi profonde en leur toute-puissante victoire, fières de leur antique rêve de Reich allemand, Deutschland iïber alles - les voici à présent écrasées et en déroute. Elles dévalent des plus hautes cimes et tombent dans l'abîme. Et la terre entière, de long en large, est souillée de leur sang et de leur chair. Où est leur puissance ? Où est leur art de la guerre ? Leur technique, leur stratégie ? Pourquoi ont-ils pu vaincre tout le monde, sauf eux, le grand peuple russe asiatique non civilisé ? Etait-ce la force de l'internationalisme qui leur insufflait cette puissance surnaturelle ? Leurs muscles étaient forgés d'acier, leur volonté pouvait renverser le monde comme une tempête.

La musique de ce chant ne les laisse plus en paix, ébranle, brise en éclats le sentiment de sécurité qu'ils éprouvaient jusqu'ici. Dans ces notes résonne jusqu'à eux le grondement d'armées en marche foulant d'un pas fier et imposant les tombes de leurs frères. Dans ces notes ils entendent les coups de canon et les explosions des bombes lancées sur eux. La mélodie enfle, les sons s'élèvent, plus haut, plus fort. Tous, tous sont maintenant emportés par ce chant, tel un ouragan il s'élance hors de la tombe et se déverse alentour sur le monde, et dans sa course submerge tout sous son flot impétueux. Ils sentent à présent, ils ressentent, cette bande d'officiers, ces représentants de la grande puissance, leur néant, leur insignifiance, leur petitesse. Il leur semble que ces sons vibrants sont des êtres vivants, qui présentent l'image des deux armées en guerre – l'une triomphante, fière et vaillante, et l'autre, qu'ils représentent ici, reste pétrifiée, muette, tremblante de peur et d'effroi.

Les sons déferlent sur eux, de plus en plus proches. Ils emplissent les airs, pénètrent avec force les moindres recoins, le sol chancelle sous leur onde de choc. Il ne reste bientôt plus de place pour eux. Et le sol, le seul endroit stable, sera bientôt noyé lui aussi par cette vague de fond. Ah ! ces sons, cette mélodie, elle chante la victoire, parle d'un avenir radieux. Ils voient déjà devant leurs yeux les armées rouges triomphantes courir sauvagement, enivrées de leur victoire, dans les rues de leur Reich, et déchirer, piétiner, tailler en pièces, incendier tout ce qui existe. Une pensée noire leur traverse l'esprit. N'est-ce pas le présage annoncé par ce chant, que bientôt se réalisera la vengeance dont les a menacés tout à l'heure cette femme juive ? Ne vont-ils pas bientôt payer pour toutes celles qui chantent cet hymne, dont ils vont prendre la vie ? Qui sait...

On verse le gaz

Dans le silence de la nuit on entend une paire de pas. À la lueur de la lune on aperçoit les deux silhouettes. Ils mettent leur masque, pour verser le gaz mortel. Ils portent deux boîtes de métal, qui vont tuer les milliers de victimes enfouies là-bas. Ils se dirigent de l'autre côté, sur le Bunker, vers l'enfer profond, ils marchent maintenant à pas de loup. Ils vont à leur travail, tranquilles, froids, assurés, comme pour accomplir une tâche sacrée. Leur cœur est de glace, leurs mains n'ont pas un frisson, ils vont d'un pas innocent vers chaque « œil » du Bunker enterré, versent le gaz, puis recouvrent l'« œil » ouvert d'un lourd couvercle pour que le gaz ne puisse trouver de retour. Par les yeux-trous s'élève vers eux le profond gémissement de la masse qui se débat maintenant avec la mort, mais leur cœur n'est pas ému. Sourds, muets, froids et impassibles, ils vont vers le deuxième « œil » et versent de nouveau le gaz. Ils vont ainsi jusqu'au dernier « œil », alors seulement ils enlèvent les masques. Puis ils s'en vont, fiers, vaillants, contents. Ils ont accompli leur service sacré, leur grande tâche pour leur peuple, pour leur patrie. Ils ont fait un pas de plus vers la victoire...

La première victoire

Ils peuvent remonter maintenant, la grande bande d'officiers, heureux et satisfaits qu'il ait enfin été mis un terme à ces chants et à ces vies. Ils respirent plus librement. Ils fuient ce lieu, ce spectre, ce fatum qui les poursuit depuis l'enfer. C'est la première fois de toute leur « pratique de la mort » qu'ils ont traversé une telle épreuve, une telle dépression spirituelle, contraints de rester dans une telle tension des heures durant et de se sentir comme des criminels, condamnés au châtiment de verges cuisantes dont ils sentent encore la brûlure. Et un châtiment donné par qui ? Par cette damnée et maudite bande de Juifs ! Mais Dieu merci, tout avait pris fin, et ils avaient été « libérés ». La voix du châtiment et de la menace s'était enfin tue. Elles gisaient là-bas, figées par la mort. Et maintenant qu'ils sont délivrés, ils sortent peu à peu de ce profond cauchemar spirituel et se mettent à ressentir le grand plaisir, la volupté de cette grande victoire. Ils marchent fièrement, hardiment, contents de leur première victoire sur ce champ de bataille. 2 500 vies, les vies de leurs grands ennemis, qui les freinent dans leur combat pour leur patrie, pour leur peuple, gisent désormais raides mortes. Par leur prouesse, ils ont permis à leurs armées combattantes sur le front de l'Est et sur le front de l'Ouest d'aller sans encombre vers la victoire.

Les préparatifs pour l'enfer

On doit durcir son cœur, étouffer toute sensibilité, émousser tout sentiment douloureux. On doit refouler les atroces souffrances qui déferlent comme un ouragan dans tous les membres. On doit se muer en automate, ne rien voir, ne rien sentir, ne rien savoir.

Les jambes et les bras se sont mis au travail. Il y a là un groupe de camarades, répartis chacun à sa tâche. On tire, on arrache de force les cadavres hors de cet écheveau, celui-ci par un pied, celui-là par une main, comme cela se prête mieux. Il semble qu'ils vont se démembrer à force d'être tiraillés en tous sens. On traîne le cadavre sur le sol de ciment glacé et souillé, et son beau corps d'albâtre poli balaie toute la saleté, toute la fange sur son passage. On saisit le corps souillé et on l'étend au-dehors, la face vers le haut. Deux yeux gelés te fixent, comme pour te demander : « Que vas-tu faire de moi, frère ? » Plus d'une fois tu revois une connaissance, avec qui tu as passé quelque temps avant son entrée dans la tombe. Trois hommes se tiennent là pour préparer le corps. L'un avec une froide tenaille, qu'il enfonce dans la belle bouche à la recherche d'un trésor, d'une dent en or, et quand il la trouve, il l'arrache avec la chair. Le deuxième avec des ciseaux, il coupe les cheveux bouclés, dépouille les femmes de leur couronne. Le troisième arrache vivement les boucles d'oreilles, bien souvent tachées de sang. Et les bagues qui ne se laissent pas enlever sont arrachées à la tenaille.

À présent on peut la livrer au monte-charge. Deux hommes balancent les corps comme des bûches sur la plate-forme, et quand leur nombre atteint sept ou huit, on donne le signal d'un coup de bâton, et l'ascenseur s'élève.

Au cœur de l'enfer

Là-haut, près du monte-charge, se tiennent quatre hommes. Deux d'un côté, qui tirent les corps vers la « réserve ». Et deux autres qui les traînent directement vers les fours. On les étend deux à deux devant chaque bouche de four. Les petits enfants sont empilés en un grand tas sur le côté - ils sont ajoutés, jetés sur deux adultes. Les corps sont posés l'un sur l'autre sur la «civière» de fer, on ouvre la gueule de la géhenne, et on pousse la civière dans le four. Le feu de l'enfer tend ses langues comme des bras ouverts, s'empare du corps comme d'un trésor. Les cheveux prennent feu en premier. La peau se gonfle de bulles, qui crèvent au bout de quelques secondes. Les bras et les jambes se contorsionnent, veines et nerfs se tendent et font remuer les membres. Le corps s'embrase déjà tout entier, la peau s'est crevassée, la graisse coule, et tu entends le grésillement du feu ardent. Tu ne vois plus de corps, seulement une fournaise de feu infernal qui consume quelque chose en son sein. Le ventre éclate. Les intestins et entrailles en jaillissent, et en quelques minutes il n'en reste plus trace. La tête met plus de temps à brûler. Deux petites flammes bleues scintillent dans les orbites les yeux qui se consument avec la cervelle tout au fond, et dans la bouche se calcine encore la langue. Tout le processus dure vingt minutes - et un corps, un monde, est réduit en cendres.

Tu restes pétrifié, à regarder. Voici qu'on en pose encore deux sur la civière. Deux êtres, deux mondes, qui tenaient leur place dans l'humanité, qui ont vécu et existé, agi et créé. Qui ont travaillé pour le monde et pour eux-mêmes, ont posé une brique sur le grand édifice, tissé un fil pour le monde et pour l'avenir - et dans vingt minutes il ne restera d'eux plus aucun vestige.

En voici deux autres maintenant posées là, on leur a fait un brin de toilette. Deux jeunes et belles femmes, elles ont dû être splendides. Elles avaient leur place sur terre, occupaient deux mondes entiers, tant de bonheur et de plaisir elles ont prodigués au monde, chaque sourire était un réconfort, chaque regard un ravissement, chaque parole un enchantement, comme un chant céleste, et là où se posait leur pas elles apportaient joie et félicité. Tant de cœurs les aimaient, et à présent les voici étendues à deux sur cette planche de fer, et bientôt va s'ouvrir la gueule de l'enfer, et dans quelques minutes il ne restera d'elles plus aucun vestige.

Voici qu'on en étend trois maintenant. Un enfant pressé sur le sein de sa mère. Tant de bonheur, tant de joie ont éprouvés sa mère, son père, à la naissance de leur enfant ! Ils ont bâti un foyer, tissé un futur, le monde était pour eux une idylle, et dans vingt minutes il ne restera d'eux plus aucun vestige.

L'ascenseur monte et descend, transporte des victimes sans nombre. Comme dans un énorme abattoir sont empilés là des monceaux de cadavres, qui attendent leur tour, attendent qu'on les enlève.

Trente bouches infernales flamboient à présent dans les deux grands bâtiments, et engloutissent les victimes innombrables. Il ne faudra pas longtemps pour que ces cinq mille êtres, ces cinq mille mondes, soient dévorés par les flammes.

Les fours flambent et grondent comme des vagues de tempête, ils brûlent d'un feu allumé depuis longtemps déjà par les mains de ces barbares et assassins du monde, qui espèrent par sa lumière repousser les ténèbres de leur monde d'horreur.

Le feu brûle haut et clair, en toute tranquillité, nul ne l'entrave, nul ne tente de l'éteindre. Il reçoit sans cesse de nouvelles victimes, innombrables, comme s'il était venu au monde à cette seule fin, l'antique peuple de martyrs.

Vaste monde libre, verras-tu un jour cette haute flamme ? Et toi, homme libre, si un soir là-bas tu t'arrêtes en ton lieu pour lever les yeux vers les cieux, vers leur bleu profond voilé au lointain de flammes - sache, homme libre, que c'est le feu de l'enfer, qui brûle sans cesse, consume sans cesse des êtres humains. Un jour ton cœur gelé se réchauffera peut-être à leur feu et fondra, et tes mains froides, tes mains glacées viendront ici éteindre ces flammes. Et ton cœur sera peut-être ailé de courage et de bravoure, et tu changeras les victimes pour nourrir ce feu ; cet enfer, qu'il brûle ici à jamais, et que soient dévorés dans ses flammes ceux qui l'ont allumé.

1944

(1) Pourim : fête des Sorts (pour, en hébreu sort, pourim au pluriel).
(2) Tisha be-Av, 9e jour du mois de Av (de juillet à août). Habituellement entendu comme date de la commémoration endeuillée des deux destructions du Temple (détruit en 586 avant l'ère chrétienne par les Babyloniens sous Nabuchodonosor ; et en 70 par les Romains sous Titus). Cette date est associée aux différents exils et périodes noires de l'histoire juive que ce soit, par exemple, le 18 juillet 1290 où Edouard Ier a signé l'édit bannissant tous les Juifs d'Angleterre ou bien, deux cents ans plus tard, l'expulsion d'Espagne. Gradowski emploie ici cette date directement en référence au fait de la destruction et non à sa commémoration. Il se trouve au cœur même de la répétition historique. C'est en ce sens que, après la guerre, on parle de la troisième destruction (driter Hurban). Hurban, utilisé en yiddish pour désigner la destruction du peuple juif (c'est le terme Shoah qui l'a remplacé aujourd'hui), est traduit dans le texte de Gradowski, selon les occurrences, par « désastre », « destruction » ou « ruine ».
(3) Il s'agit ici des [chambres à gaz]-crématoires II et III de Birkenau, suivant la numérotation administrative attribuée dans les documents allemands.
(5) Le 1er mars 1944, circule la rumeur, dans le camp des Familles, que les Juifs des transports de septembre 1943 - des 5 000 arrivés, environ 3 800 restent en vie - seraient transférés dans le camp de travail de Heydebreck. Les SS mettent au point des stratégies pour éviter les réactions de la part des Juifs.
(6) Zalmen Gradowski prend en compte les deux chambres à gaz-crématoires II et III qui comportaient chacune 15 fours incinérateurs.

Zalmen GRADOWSKI, Au Coeur de l'enfer. Des voix sous la cendre. Manuscrits des Sonderkommandos d'Auschwitz-Birkenau, 2e partie « Le Transport Tchèque », Paris, Calmann Levy / Mémorial de la Shoah, CDJC, texte présenté par George Bensoussan, traduit par Batia Baum, édité et présenté par Philippe Mesnard et Carlo Saletti. Egalement publié, en France, aux éditions Kimé, Paris, 2001 et Revue d'Histoire de la Shoah, n°171, janvier-avril 2001