De Clermont-Ferrand à Ravensbrück

25 Novembre 1943 : Pouvions-nous nous imaginer en allant à nos cours ce jour-là, que nous perdrions notre liberté pendant 18 mois et que nous allions connaître les suprêmes raffinements de la culture nazie ?

Arrêtées à l'Université, transférées à la caserne du 92e régiment d'infanterie, nous allions prendre contact avec les geôles allemandes. La vie en commun après le premier choc de notre arrestation, s'organise rapidement. Prises avec nos livres et nos notes, nous avons encore une nourriture intellectuelle qui nous permet de nous évader hors des murs du réfectoire de la caserne ; les paquets viennent de l'extérieur, et avec leurs douceurs nous apportent un air de liberté. L'attente de notre sort devient la grande préoccupation, coupée par les terribles incursions des messieurs de la Gestapo, qui nous laissent tremblantes et surexcitées.

Libération de certaines de nos compagnes, interrogatoires, arrivée des « terroristes » de Billom, départ de nos camarades « israélites », jour de Noël et jour de l'An, réconfort spirituel de l'aumônier allemand, sont les faits marquants de cette période.

Puis, avec le transfert à la prison militaire, nous sentons l'étau se resserrer et l'espoir de la libération disparaître : le souvenir des cris qui déchiraient l'air dès l'arrivée des gestapistes et la vue d'un homme meurtri qui marchait courbé, les pieds enchaînés l'un à l'autre, nous apprennent les habitudes des bourreaux à l'égard de leurs victimes. Et c'est sans crainte que nous apprenons un soir notre transfert pour le camp de Compiègne : le 26 janvier enchaînées deux par deux avec des menottes (« La Main Noire »), nous sommes enjointes de monter dans un camion, opération peu commode pour deux sœurs siamoises ; à la gare de Clermont je revois des visages amis sur le quai. Ainsi se termine la première partie de notre captivité.

L'arrivée à Paris à l'aube, le regard atterré des banlieusards qui, nous voyant sur le quai entourées de soldats allemands, comprennent « notre crime », le transfert à la gare du Nord en autocars jaunes, cette dernière traversée de Paris pendant laquelle j'ouvre grands mes yeux pour photographier cette ville souillée par l'ennemi, la vue de tous ces hommes et femmes qui librement vont à leurs occupations, tout ceci reste gravé dans mes souvenirs et fait la transition entre la prison et le camp.

Compiègne : Le camp est déjà surpeuplé à notre arrivée et nous apprenons rapidement la discipline qui y règne. Mais notre espoir reste encore grand : le ciel est français, la nourriture bien préparée et abondante grâce à nos paquets. Nous avons confiance dans notre avenir, et c'est au chant de la Marseillaise et de la Madelon que nous nous embarquons le 31 janvier vers l'inconnu.

Le voyage pénible dans le wagon des « Damnées Contorsionnées », la curiosité, puis l'indifférence du lieu où l'on nous emmène, la traversée de l'Allemagne et la vue de trains de blessés et de réfugiés, tout cela forme un passage brutal entre la vie civilisée et celle de bagnarde.

Geneviève HELMER, De l’Université aux camps de concentration. Témoignages strasbourgeois, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1947, pp.341-342