Dans l'air, cette odeur de chair brûlée. Nous étions arrivés. À Birkenau.

Mais on arriva dans une gare. Ceux qui se tenaient près des fenêtres nous donnèrent le nom de la station :
- Auschwitz.
Personne n'avait jamais entendu ce nom-là.
Le train ne repartait pas. L'après-midi passa lentement. Puis les portes du wagon glissèrent. Deux hommes pouvaient descendre pour chercher de l'eau.
Lorsqu'ils revinrent, ils racontèrent qu'ils avaient pu apprendre, en échange d'une montre en or, que c'était le terminus. On allait être débarqués. Il y avait ici un camp de travail. De bonnes conditions. Les familles ne seraient pas disloquées. Seuls les jeunes iraient travailler dans les fabriques. Les vieillards et les malades seraient occupés aux champs.
Le baromètre de la confiance fit un bond. C’était la libération soudaine de toutes les terreurs des nuits précédentes. On rendit grâce à Dieu.
Madame Schächter demeurait dans son coin, recroquevillée, muette, indifférente à la confiance générale. Son petit lui caressait la main.
Le crépuscule commença à emplir le wagon. Nous nous mîmes à manger nos dernières provisions. A dix heures du soir, chacun chercha une position convenable pour somnoler un peu, et bientôt tout le monde dormit.
Soudain :
- Le feu! L'incendie! Regardez, là ! ...
Réveillés en sursaut, nous nous précipitâmes à la fenêtre. Nous l'avions crue, cette fois encore, ne fut-ce qu'un instant. Mais il n'y avait dehors que la nuit obscure. La honte dans l'âme, nous regagnâmes notre place, rongés par la peur, malgré nous. Comme elle continuait à hurler, nous nous remîmes à la battre et c'est à grand-peine que nous réussîmes à la faire taire.
Le responsable de notre wagon appela un officier allemand qui se promenait sur le quai, lui demandant qu'on transportât notre malade au wagon - hôpital.
- Patience, répondit l'autre, patience. On l'y transportera bientôt.
Vers onze heures, le train se remit en mouvement. On se pressait aux fenêtres. Le convoi roulait lentement. Un quart d'heure plus tard, il ralentit encore. Par les fenêtres, on apercevait des barbelés; nous comprîmes que ce devait être le camp.
Nous avions oublié l'existence de madame Schächter. Soudain, nous entendîmes un hurlement terrible :
- Juifs, regardez! Regardez le feu! Les flammes, regardez !
Et comme le train s'était arrêté, nous vîmes cette fois des flammes sortir d'une haute cheminée, dans le ciel noir.
Madame Schächter s'était tue d'elle-même. Elle était redevenue muette, indifférente, absente et avait regagné son coin.
Nous regardions les flammes dans la nuit. Une odeur abominable flottait dans l'air. Soudain, nos portes s'ouvrirent. De curieux personnages, vêtus de vestes rayées, de pantalons noirs, sautèrent dans le wagon. Dans leurs mains, une lampe électrique et un bâton. Ils se mirent à frapper à droite et à gauche, avant de crier :
- Tout le monde descend! Laissez tout dans le wagon ! Vite !
Nous sautâmes dehors. Je jetai un dernier regard vers madame Schächter. Son petit garçon lui tenait la main.
Devant nous, ces flammes. Dans l'air, cette odeur de chair brûlée. il devait être minuit. Nous étions arrivés. À Birkenau.

Elie WIESEL, La nuit, Paris, Les éditions de Minuit, 1958, pp.67-70