Czestochowa : « Si vous dépassez cette ligne, c’est la mort »

Le ghetto de Varsovie est bien sûr le plus connu, mais chaque ville polonaise a vu se former durant la guerre une zone spéciale pour les Juifs, progressivement bouclée, puis liquidée. Le ghetto de Czestochowa a été établi en avril 1941 dans les quartiers les plus pauvres de la vieille ville. En plus des 30 000 membres de notre communauté locale y ont été peu à peu regroupés des Juifs d’autres villes alentour. Le ghetto a ainsi compté jusqu’à 40 000 ou 45 000 personnes et peut-être plus. À titre de comparaison, le ghetto de Varsovie en a regroupé environ 400 000. Il me semble que nous avons quitté la rue Warszawska – dont une partie, celle où nous habitions, se trouvait dans le secteur aryen et l’autre, dans le quartier juif – pour emménager dans le ghetto dès son ouverture, en avril 1941. Chaque famille juive devait se débrouiller pour y trouver un logement. Comme les Polonais de la zone se dépêchaient de quitter leurs maisons, il y avait moyen de procéder à un échange avec eux. Or, au-dessus de notre laiterie située dans la rue Garncarska qui faisait partie du ghetto, se trouvait le logement de Borkowski et de sa famille. Naturellement, c’est avec lui que nous avons échangé ; sans qu’il soit un ami, nous étions en bons termes. Les rues Garncarska et Warszawska, proches l’une de l’autre, existent toujours. Je les ai fait visiter à mes proches lors de notre voyage en Pologne, en 2006. Je n’ai pratiquement pas reconnu les lieux, et les immeubles où j’ai vécu semblent avoir disparu, remplacés par d’horribles barres de HLM de l’époque communiste.

Dans un premier temps, le ghetto est resté « ouvert », il n’était clos ni de murs ni de barbelés, ni même gardé par des hommes en armes. Il s’agissait simplement d’un ensemble de rues dont certaines se terminaient par un écriteau menaçant : « Si vous dépassez cette ligne, c’est la mort. » Ce ghetto ouvert a duré quelques mois. Il était dirigé par l’organisation juive interne imposée par les Allemands, le Judenrat, assisté de la police juive. Malgré de grandes difficultés, on pouvait encore échapper à la misère totale car les communications avec le reste de la ville, bien qu’interdites, restaient possibles. C’est ainsi que mon père et mon frère, avec une petite charrette, se rendaient à la limite de la ville où ils retrouvaient des paysans polonais des environs qui cherchaient à écouler leur production de lait dans le ghetto. Avec la revente de ce lait, nous avions un peu d’argent pour vivre. […]

Au cours du mois d’août 1941, le « ghetto ouvert » s’est transformé en « ghetto fermé ». Pas de murs ni de barbelés, mais des gardes armés qui tiraient sur quiconque tentait de sortir. C’en était fini du commerce et des approvisionnements à l’extérieur. Le régime se durcissait. La ration quotidienne officielle constituée d’un peu de pain (et de charbon) était tout à fait insuffisante, alors chacun vendait au fur et à mesure tout ce qu’il avait. Ceux qui avaient pu mettre un peu d’argent de côté se débrouillaient, les plus pauvres souffraient de cette terrible pénurie. Ma grand-mère ainsi que tante Fraidla et ses enfants avaient emménagé avec nous rue Garncarska. Mon autre tante, Riwka, était logée avec sa famille dans un immeuble proche. Je me souviens que ma grand-mère gardait sa ration de pain pour mes petits cousins, particulièrement vulnérables. La ration quotidienne ne pouvait être touchée qu’à condition de produire une fiche de travail, ce qui signifiait pour chacun l’obligation de travailler. Certains Juifs riches payaient des pauvres pour qu’ils fassent le travail à leur place. Les Allemands avaient besoin de main-d’œuvre pour tout : déneiger en hiver, nettoyer leurs affaires, réparer leurs machines, etc. À la faveur de la guerre, Hasag, une importante compagnie privée allemande d’armement, avait ouvert, dans trois usines locales près du ghetto de Czestochowa, trois centres de production de munitions, qui avaient besoin de main-d’œuvre[1]. En ce qui me concerne, j’avais triché sur mon âge pour trouver une place, me faisant passer pour un garçon de 16 ans alors que j’en avais à peine 14. J’avais ainsi trouvé du travail chez Hägen, une société privée allemande chargée de la construction de lignes de chemin de fer vers l’Allemagne. Cette activité était alors florissante. Pendant quelques mois, j’ai été aiguilleur entre deux lignes de wagonnets qui servaient à transporter le sable pour les besoins du chantier. […]


[1] La société Hasag-Pelcery était installée dans une ancienne usine textile, Hasag-Rakow dans une ancienne aciérie, et Metallurgia dans une ancienne fonderie.

Henri ZONUS, Destin d'un miralculé, Paris, Le Manuscrit, Collection Témoignages de la Shoah, FMS, 2013, pp.59-62