Cette convocation verte est mon dernier contact avec la liberté, mais je l'ignore

Un jour, je reçois une convocation qui 
m'ordonne de me rendre à la préfecture : on veut vérifier que mes papiers 
sont en règle. Cette convocation verte est mon dernier contact avec la 
liberté, mais je l'ignore encore.

Je me présente donc à la caserne des Tourelles pour vérification d'identité 
en tant qu'étranger. Mes papiers sont en règle et je suis décontracté. Mais 
la liberté s'arrête le 14 mai 1941. Cette journée est pour moi très longue. 
Je suis venu seulement avec mes papiers. Et je ne suis pas le seul. Ma famille ne me voyant pas revenir vient s'informer et comprend alors que je suis arrêté. Ils m'apportent quelques vêtements. Ne comprenant pas la raison de mon 
arrestation, je pense qu'il faudra m'évader. Lorsque l'on est âgé d'une vingtaine 
d'années, on ne voit pas toujours le danger, même devant une porte gardée par 
les gendarmes.

Nous partons, quelques heures plus tard, en bus en direction de la gare 
d'Austerlitz. Il nous faut ensuite prendre le train jusqu'à Pithiviers. Nous nous arrêtons alors à Beaune-la-Rolande, sur un grand terrain où se trouvent de 
nombreuses baraques. Il faut alors s'inscrire sur une liste avec un numéro de baraque. On nous distribue, en même temps, une espèce de paillasson qu'il faut 
bourrer avec de la paille, pour en faire un matelas pour la nuit. Nous n'avons ni 
bu ni mangé depuis notre arrestation. Tout le monde dort très mal car nous 
sommes complètement désorientés. Le matin, nous commençons seulement à 
comprendre ce qui nous arrive. Nous sommes plus de mille personnes et c'est 
une véritable pagaille pour se laver et pour manger. Nos braves français de soldats attendent que nous nous organisions de nous-mêmes. La journée commence par les nouvelles à "radio-chiotte". La disposition des latrines, situées à 
l'extérieur, sur une longueur de trente ou quarante mètres, et constituées simplement de trous recouverts de bois favorise les bavardages. Les gens, en groupe, donnent leurs avis et comme toujours voient les choses très en noir. Il faut 
calmer tout ce monde accablé. Beaucoup d'adultes nous répètent l'histoire du 
drame juif. A Beaune-la-Rolande, on recherche un chef, dans la communauté, 
capable de décider et de diriger une foule dont les individus sont âgés de dix-huit à soixante-cinq ans. Les idées ne sont pas les mêmes selon que l'on est marié ou célibataire. Il faut quelqu'un capable de comprendre tous les problèmes 
et de prendre rapidement des responsabilités.

Le responsable choisi s'appelle Formansky : il est le seul qui puisse faire 
des réclamations au commandant des gendarmes de Beaune-la-Rolande. 
C'est un homme que tout le monde respecte. Il lui faut tout organiser pour 
que les baraquements restent bien propres. Il doit donc désigner, dans 
chaque baraque, une personne pour veiller à ce que tout le monde respecte 
le code d'hygiène établi. On nous laisse croire que rien de mauvais ne peut 
nous arriver. Il semble à la majeure partie des adultes que l'on veut nous 
garder en bonne santé. Mais nous, les jeunes, nous savons qu'il n'en est 
rien, que tout cela n'est que du bluff, et nous nous doutons que nous ne 
sommes ici que provisoirement.

Le chef du camp demande s'il y a des volontaires pour faire la cuisine. Je 
fais parti des volontaires. La cuisine est une espèce de baraque en bois, 
genre roulotte de la guerre de 14-18, tenant à peine debout. Mais, il faut 
bien faire avec. Il faut trouver du bois pour faire du feu; le seul bois à notre 
disposition est une planche coupée que nous devons casser en petit 
morceaux, avec les pieds. Le remplissage des marmites géantes se fait avec 
un tuyau et l'eau met très longtemps à bouillir. Il n'y a personne pour nous 
expliquer comment faire une cuisine façon militaire, mais je deviens rapidement le plus doué pour faire le feu, faire bouillir l'eau, et cuire les 
pâtes par exemple. Je suis assez fier de mes résultats car je réussis à faire le 
service à midi. Les autres ont mis les pâtes dans l'eau froide et ils attendent 
qu'elles remontent à la surface. Comme il faut faire le service à l'heure, les 
pâtes sont immangeables, sauf pour des affamés.

Les dirigeants responsables du camp demandent ensuite des volontaires 
pour la corvée "d'épluche". Il faut en effet manger des légumes pour varier 
un peu la nourriture, mais c'est très compliqué. Par exemple, les pois 
chiches, pour être digérés, doivent être trempés dans l'eau au moins vingt-quatre heures. Hélas, nous les recevons le matin, et à midi ils sont 
immangeables. Nous recevons quotidiennement pommes de terre, carottes, 
et autres légumes. Parfois, on nous livre même des rutabagas. Au début, 
nous avons beaucoup de mal à trouver des volontaires pour les éplucher. 
Mais' après un petit discours du responsable, tout rentre dans l'ordre. 
Eplucher est une occupation pour ceux qui n'ont rien à faire. Je remarque 
même que chaque groupe de corvée "d'épluche" chante, pour oublier les 
problèmes qui nous accablent.

Les conditions de travail me semblent difficiles, même avec la meilleure 
volonté. Pourtant, je suis élu "meilleur cuisinier", et je finis par préparer le 
repas des cuisiniers, qui eux mangent légèrement mieux.
L'hiver arrive bien vite! Nos conditions de travail ne s'améliorent guère : 
nous n'avons pas les moyens de nous chauffer dans la roulotte en bois, où le 
vent s'engouffre facilement. Il fait froid, et il neige beaucoup: la nature 
impose ses lois! La plupart d'entre nous n'ont pas de vêtement d'hiver: ni 
grosses chaussettes ni bottes: nos pieds sont toujours trempés. Il faut être 
très solide pour ne pas tomber malade. J'ai toujours bon moral et j'essaie de 
remonter celui des adultes. Il faut s'adapter à toutes les difficultés.

Dans ce triste cadre, nous finissons même par faire la connaissance 
d'intellectuels. Ceux-ci discutent de sujets qui nous intéressent, nous les 
jeunes, et qui nous seront peut-être un jour profitables. Nous rencontrons 
donc des médecins, des ingénieurs, des artistes, des philosophes, des 
sportifs, des infirmières, et même des chanteurs d'opéra.
L'un de ces intellectuels se nomme Crimbon. C'est un homme de qualité 
qui met toute sa volonté à nous transmettre ses connaissances. Nous 
rencontrons également un médecin, le docteur Zaideman. Il nous donne des 
leçons de secourisme, au cas où nous aurions besoin de soigner des blessés. 
Il nous apprend à faire des bandages, à transporter des blessés convenablement. Il nous explique que l'on a besoin de lui dans la 
Résistance. Alors, un jour, après nous avoir appris tout ce qu'il pouvait, il 
réussit à s'évader.
L'une des personnes marquantes dont nous faisons la connaissance est 
un poète. Il nous récite souvent des poésies juives très amusantes : Kiman, comme on l'appelle en yiddish, nous fait pleurer de rire. Il a un effet très 
bénéfique sur notre moral! Un chanteur d'opéra organise souvent des 
soirées, où il donne des récitals. C'est un très grand artiste dont le seul tort 
est d'être juif.

Avec quelques étudiants, nous formons un petit groupe. Le plus intelligent d'entre nous se prénomme Arnaud. Avant d'être arrêté, il se 
spécialisait dans la politique. Il nous explique pourquoi nous sommes ici, et 
pourquoi nous devons nous battre pour être libres. Il faut que nous soyons 
au courant du combat qu'il nous faudra peut-être mener si nous sortons du 
camp avant la fin de la guerre.
Je profite de mon peu de temps libre pour prendre des cours de Français. Pour faire des progrès, j'ai besoin de lire, et surtout d'écrire. Un jeune 
homme très sympathique essaie d'organiser une petite bibliothèque. Il 
demande aux femmes qui viennent en visite le dimanche de nous apporter, 
dans la mesure de leur possibilité, des livres. Tout doucement, cette 
bibliothèque improvisée s'enrichit d'ouvrages très intéressants. Chacun peut 
lire ce qui lui plait, pour occuper les instants libres.

Un ami, ancien officier de l'armée polonaise, qui travaille avec moi à la 
cuisine, m'enseigne l'art de jouer aux échecs. je suis très content. je ne rate 
jamais une occasion d'apprendre de nouvelles choses.
Après plusieurs mois, tout ce petit monde forme une ville très bien 
organisée. Pendant ce temps, les gendarmes, avec leurs fusils nous 
surveillent, derrière les fils barbelés. A ce moment, il nous serait encore 
possible de nous évader individuellement, sans trop de difficulté. Mais notre 
programme est tout d'abord d'être éduqués politiquement afin de savoir 
quoi faire plus tard, et enfin prendre la décision d'une évasion collective. 
Malheureusement, les adultes, en très grand nombre, ne veulent pas entrer 
dans notre jeu, qui est de se libérer et d'entrer dans la Résistance. Toutes les 
discussions se font dans la plus grande discrétion : nous sommes prudents 
et nous nous méfions des mouchards.

Le jour, nous sommes donc très occupés ; la nuit nous assistons à des 
conférences. On nous apprend l'Histoire du monde et l'on discute de bon 
nombre de sujets.
Tout cela permet aux jeunes, et donc à moi-même, d'enrichir leur culture 
générale. Dans la petite communauté que nous formons, se trouve un 
homme du nom de Katya. Il nous donne la possibilité de pratiquer du sport. 
Il parvient même à former une chorale, où l'on chante des chansons 
populaires. Cet homme est très doué et a beaucoup d'imagination. Ses 
parents étaient de véritables artistes. Il compose des pièces de théâtre. Il 
nous procure ainsi les moyens de nous exprimer à travers des personnages. 
Il réussit même à créer un décor sans matériel ! La première pièce mise au 
point, nous jouons sur scène, avec beaucoup de succès. Le chef des 
gendarmes et sa famille nous applaudissent : ils seront présents à toutes nos futures représentations.
Cette forme de vie sous cloche nous protège, semble-t-il, de la guerre, mais nous restons tout de même très vigilants.

Nous recevons hélas de tristes nouvelles de l'extérieur, par la radio de 
Vichy. Nous n'arrivons pas à croire que les nazis progressent en Russie, le 
pays le plus fort du monde sur le papier. Pour nous, les meilleurs alliés sont 
les communistes. Mais après la chute de l'Autriche, de la Pologne, de la 
France, nous ne voulons pas croire à l'entrée profonde des nazis sur le 
territoire russe. Nous regardons la carte de l'Europe et nous sommes 
persuadés que les Russes sont à Berlin, tellement nous pensons que les Allemands mentent. Malheureusement, la radio française nous annonce les 
mêmes histoires. La vie continue toujours à Beaune-la-Rolande, mais il 
devient maintenant de plus en plus difficile de s'évader.

Les mois passent assez vite. Notre activité politique s'accroît beaucoup. Nos connaissances sur les événements extérieurs et sur la Résistance 
française sont correctes. Bien que nos chances soient faibles, nous suivons 
notre programme pour une évasion collective, et pour détruire le camp par 
un moyen quelconque. Notre rêve est de libérer la France du fascisme, du 
nazisme, et des collaborateurs français. Nous voudrions aider l'extérieur, mais notre lutte reste vaine. Nous continuons cependant à jouer notre rôle: 
nous faisons croire que nous resterons bien sages jusqu'à la fin de la guerre. 
Beaucoup pensent que la guerre finira sur place, particulièrement les 
hommes mariés. Mais nous restons tout de même liés au monde extérieur 
car nous avons droit à une visite par semaine, et cela trompe tout le monde 1 
Un matin, très tôt, avant même la distribution du café, j'aperçois pour la 
première fois un militaire 55. Il est ici pour contrôler notre nourriture. Il 
remarque une grande bassine, qui contient du café pour les mille hommes 
du camp. Il me demande alors une cuillère, pour le goûter. Il fait alors 
appeler la personne qui s'occupe de la préparation du café. Il lui dit d'une 
forte voix :
- C'est de la merde votre café !

Rapidement, il téléphone à l'entreprise qui nous livre le café, afin de 
prévenir qu'il sera là le lendemain, pour s'assurer de la qualité du café. C'est 
le meilleur moyen que les Allemands aient trouver pour nous berner Ils 
nous laissent croire que notre son les intéresse, mais l'officier n'est jamais 
revenu.
Un certain nombre de mois s'écoulent. Nous espérons tous pouvoir continuer à recevoir une visite par semaine : tout va bien ! Certains sont 
persuadés que les Français nous laisseront ici, jusqu'à ce que la guerre se 
termine. Mais nous, les jeunes, nous n'ignorons pas le véritable but des 
nazis. Ils cherchent à nous endormir. Mais nous connaissons le sort que l'on 
réserve aux juifs en Allemagne et en Autriche. Certains sont contraints de 
frotter les pavés des rues de Vienne avec des brosses de chiendent, sous l'œil 
d'une foule curieuse. On les empêche de travailler, et on détruit leurs 
magasins. Les soldats nazis s'amusent même à raser ou arracher la barbe et 
les papillotes des juifs pratiquants 1 Nous n'oublions pas tous ces tristes 
événements.
La plupart des hommes qui travaillent avec moi sont mariés. Au bout de 
quelques mois, je m'aperçois que certains hommes dérobent du beurre et 
du café pour les donner à leur femme durant la visite du dimanche. Cela 
diminue d'autant les rations. Il me semble que je dois en avertir le 
responsable du camp. Il me faut lui donner des preuves de ces vols. Et un 
jour, je l'appelle pour lui monter une cachette remplie de paquets de café. 
Comme il veut à tout prix éviter le scandale, il prévient donc les voleurs qu'il 
est au courant de leurs méfaits. Alors ces derniers s'arrangent de manière à 
devenir amis avec le gestionnaire. Ils savent que je suis la seule personne à 
pouvoir les dénoncer. Un jour, sans raison, on me jette en prison : on 
invoque alors une mauvaise conduite de ma part. Bien qu'étant le plus valable dans la cuisine, je suis renvoyé.
A cette époque, la garde des gendarmes est renforcée, pour éviter toute 
tentative d'évasion.

C’est alors, quelques temps plus tard, que le commandant du camp 
appelle cent cinquante personnes. […] On nous demande de prendre rapidement avec nous le peu de vêtements qui nous appartient et nous sommes conduits par les gendarmes vers une destination inconnue. Nous montons dans un wagon, encadrés de près par ces gendarmes. Nous 
l'apprendrons plus tard, on nous emmène à Compiègne. Pour nous, c'est un 
simple changement de lieu. En arrivant à Compiègne, les gendarmes nous font 
descendre, et nous apercevons tout un régiment de soldats nazis, bardés de mitraillettes. Là, tout change: ils nous bousculent et crient pour que nous avancions plus vite.
Nous n'avons ni le temps de réfléchir ni de savoir pourquoi nous avons 
été livrés aux Allemands. Nous "remercions" tous Pétain de nous avoir offert 
en cadeau aux nazis, après une année passée à Beaune-la-Rolande.
Mes bagages sont très mal fermés. Comme il nous faut beaucoup marcher, je souhaite arranger ma valise. Mais je m'aperçois qu'un soldat nazi est prêt à me donner un coup de pied, alors je repars, en tenant ma valise 
dans mes bras. Ma couverture se déplie peu à peu et prend beaucoup de 
place. Après une longue marche, nous arrivons fatigués, à la caserne de Compiègne. Il y a des militaires partout. C'est fini le français, il faut 
maintenant apprendre et parler l'allemand. Il y a des lits pour tout le monde, mais les hommes sont regroupés selon leur appartenance politique. Nous 
sommes entourés par les fils barbelés.

[…] Le 5 juin 1942, tout le monde fait de nouveau sa valise. Nous ne savons pas où nous allons, mais nous prenons des trains à bestiaux, et nous pensons qu’on nous emmène travailler.

Maurice JACOUBOT, De Jakubowicz à Jacoubot. Mémoires d’un rescapé des camps de la mort, publié à compte d’auteur, 1994, pp.31-40