C'était une des mille façons de saboter le travail

J'étais à ce moment-là, affecté au Halle 6, colonne.6, du kommando Heinkel, avec un civil allemand arborant la croix gammée, mais pas trop mauvais diable, je dois le reconnaître. Lui-même installait les commandes par câbles d'acier torsadé du gouvernail ; il nous arrivait d'échanger quelques mots en "petit nègre"; il me disait souvent « Krieg gross malheur »; de ce côté-là, j'étais bien de son avis. Mon travail consistait au montage de tuyauteries droites et coudées de pression d'huile, servant, je crois, aux doubles commandes de l'appareil, ceci dans la cabine avant ; sous le palonnier. J'arrivais à me réchauffer un peu en allumant plusieurs lampes baladeuses, prétextant que mon travail était dans l’obscurité, ce qui était exact.

Notre chef de Kolonne était un gros Vorarbeiter plein de soupe, portant le triangle vert, brutal de temps en temps, mais il y avait pire. Aussi souvent qu'il nous était possible, nous allions faire un tour aux Abort, le dernier salon où l'on causait de la situation militaire, des Pakets, du courrier, et de tout ce qui pouvait nous faire tenir, ceci, en fumant subrepticement une pipe de "majorka", car c'était verboten durant le travail ; de temps à autre, une escouade de Vorarbeiter faisait irruption et nous étions "vidés" des lieux à coups de gummi ; enfin nous avions la satisfaction profonde d'avoir soustrait parfois une heure à la Produktion. C'était une des mille façons de saboter le travail qui nous répugnait au plus haut degré.

Il faut dire aussi que la plupart des camarades se livraient au sabotage systématique dans le montage et l'ajustage des pièces de toutes sortes qui nous passaient dans les mains; la chose était relativement facile malgré la surveillance incessante des civils Meister, contrôleurs et ingénieurs, tous allemands de bonne souche, et foncièrement nazis; mais nous étions des centaines de détenus. Pour ma part, je faisais mon petit sabotage individuel, en serrant des écrous jusqu'à la rupture du filetage; à plusieurs reprises, je bouchais partiellement ces fameux conduits d'huile à l'aide de rondelles métalliques, ou de petits morceaux de chiffons; ces tuyauteries, maintenues par des écrous que je fixais définitivement par des fils de fer torsadés, n'étaient pas démontées, et le Meister de la Kolonne faisait confiance à "mon civil" pour l'exécution de ce travail, que je mettais trois heures environ à faire par cabine.

Un jour, dont je ne me souviens plus de la date exacte, par une matinée glaciale, un Vorarbeiter vint me chercher et m’emmena avec brutalité et forces hurlements hors du Halle 6 ; qu'est-ce qui m’arrivait ? Ce genre de chose me semblait de mauvaise augure, d'autant plus que ce gros porc m'emmenait en direction du block des SS, situé à l’entrée du Halle 8 ; mon ange gardien, tout en me bottant le derrière, me fit entrer dans le Halle et de là dans le bureau des ingénieurs qui semblaient m’attendre en compagnie du Sturmbannführer Heydrich, Commandant SS. Du coup, je ne me sentais pas à mon aise du tout ; il y avait aussi le Hallen Vorarbeiter du Halle que nous appelions Otto ; c’était un triangle rouge qui causait parfaitement le français et appartenait, je le sus par la suite, à la résistance intérieure du camp. Il était là en qualité d’interprète et me fis un clin d’œil "en douce". L’interrogatoire commença ; j’étais accusé d’avoir commis un acte de sabotage ; une tuyauterie ayant refusée de fonctionner sur le terrain Heinkel, il avait fallu procéder à toute une vérification, avec démontage. J'arrivais tant bien que mal à garder mon sang froid, je dirais plutôt mal que bien ; des yeux cruels me sondaient et mon existence était en jeu ; c’est alors que je trouvais l'inspiration et par le truchement de ce brave Otto, j'expliquais que tous les soirs lorsque notre travail était terminé, et juste avant l'appel, je renfermais "mes outils" ainsi que des tuyauteries que je n'avais pas eu le temps de monter ; tout ceci étant mélangé avec des rondelles et des bouts de filasse, ce qui fait qu'un corps étranger s'était introduit à mon insu dans un coude. Je comprenais que Otto défendait ma cause avec énergie en faisant ressortir que de toute façon mon travail était surveillé par un civil et un Meister. Au bout de quelques minutes de discussion technique entre ces "Messieurs", ma cause était gagnée ; le Kommandant n'avait pas à intervenir. En sortant du bureau, les jambes ne me portaient plus, et un verre de Cognac aurait été le bienvenu ; toutefois, j'étais "repéré" et Otto, me rejoignant, me fit savoir que j'avais eu de la chance, beaucoup de chance mais que néanmoins j'étais enlevé du Halle 6 et affecté au Halle 8.

François SAVARY, Témoignage manuscrit. Fonds de l'Amicale des Anciens Déportés et Familles de Disparus d'Oranienburg-Sachsenhausen, déposé aux Archives Nationales.