« C'est ma fille ! » tu criais

Il y eut ce jour où nous nous sommes croisés. Mon commando était allé casser du caillou, tirer des wagonnets et creuser des tranchées sur la nouvelle route pour le crématoire, numéro 5, nous avancions, comme toujours en rangs de cinq, nous revenions vers le camp, c'était un peu après six heures du soir. Sais-tu que ce moment n'appartient pas qu'à nous ? Qu'il figure dans les souvenirs et les livres de ceux qui en ont été les survivants ? Car tous les rêves de retrouvailles ont jailli dans le camp de la mort industrielle, tous les corps des nôtres encore debout ont frémi lorsque nous nous sommes vus, sommes sortis de nos rangs et avons couru l'un vers l'autre. Je suis tombée dans tes bras, tombée de tout mon être, ta prophétie était fausse, tu vivais. Ils auraient pu te juger inutile dès l'arrivée, tu avais un peu plus de quarante ans, une mauvaise hernie à l'aine qui t'obligeait à porter une ceinture, une longue cicatrice au pouce héritée d'une blessure à l'usine, mais tu étais encore assez fort pour être leur esclave, comme moi. Ton rôle était de vivre, pas de mourir, j'étais tellement heureuse de te voir ! Nous retrouvions nos sens, le toucher, le corps aimé, cet instant nous coûterait cher, mais il interrompait pour quelques précieuses secondes le scénario implacable écrit pour nous tous. Un SS m'a frappée, traitée de putain, car les femmes ne devaient pas communiquer avec les hommes. « C'est ma fille ! » tu criais, tout en me soutenant encore. Shloïme et sa chère petite fille. Nous étions vivants tous les deux. Ton raisonnement ne tenait plus, l'âge n'y faisait rien, aucune logique n'existait dans le camp, seule comptait leur obsession du nombre, on mourait tout de suite ou un peu plus tard, on n'en sortirait pas. J'ai juste eu le temps de te donner le nom de mon bloc, « Je suis au 27 B »

Marceline LORIDAN-IVENS, Et tu n'es pas revenu, Paris, Grasset, 2015, extraits entre p.13 et p.15