Nous […] demandons [aux jeunes femmes] s'il est vrai que les gens montés en camion la veille au soir, en débarquant du train, ont été gazés tout de suite. Elles nous confirment la chose, et nous donnent même tant de détails avec tant d'insistance, que j'ai l'impression qu'elles sont devenues quelque peu sadiques et qu’elles prennent plaisir à nous effrayer.
Excédée, je leur dis de nous « ficher » la paix, de ne pas dire tant de sottises. Certaine qu’elles disent pourtant la vérité, je m'efforce de rassurer autant que possible les pauvres gosses dont les parents sont montés en camion la veille.
Presque toutes les filles de notre groupe ont entre dix-sept et vingt-cinq ans. Je suis l'aînée, j'ai quarante ans. C’est un miracle d'être là, je dois sans doute cela à ma taille, car je suis grande et forte.
Nous étions donc installées dans les coyas, par petits groupes de six. C'est ce premier jour que j'ai reçu ma première volée sérieuse.
En face de ma coya, dans celle du haut, Thérèse une déportée politique, qui avait déjà à son actif trente-trois mois de prison en France, faisait le singe pour nous faire rire.
Plus habituée que nous à l'atmosphère des camps, plus endurcie, elle essayait de nous amuser. Elle mettait autour de son crâne rasé une petite tresse de laine qu'elle avait réussi à garder. Elle avait l'air d'un œuf de Pâques, ou, avec ses lunettes, elle ressemblait à Gandhi qui n'aurait pas jeûné. Je regardais, la trouvant très drôle et riant de bon cœur.
Tout à coup, une fille de dix-sept ans arrive et me regarde. Elle est élégante, à la manière polonaise, jupe plissée très courte, bottes, bas de laine, gros pull-over, trique en main. Elle me dit en polonais quelque chose que je ne comprends pas. Je la regarde, et sans m'occuper d'elle davantage, je reporte les yeux sur Thérèse, qui continue ses singeries, et je souris toujours. Elle répète furieuse, ce qu'elle avait déjà dit en polonais, et je ne comprends pas davantage. Elle se fâche et veut m'envoyer une gifle. Je lui attrape la main au vol et lui dis : « Mais qu'est-ce que tu veux ? Explique-toi, je ne comprends rien à ton charabia ! »
Elle hurle encore et veut de nouveau me gifler, et de nouveau je retiens sa main très fort. Ça devient du délire et elle hurle, elle écume et du doigt me montre le sol. Des camarades me crient: « Descends, elle te dit de descendre, sinon elle appelle les Allemands ! »
Je descends de la coya et, à peine par terre, elle essaie pour la troisième fois de me donner une gifle, mais je mesure un mètre soixante-dix, elle m'arrive à l'épaule et, pour la troisième fois, rate son coup.
Elle hurle de plus belle et les autres me disent: « Il faut te mettre à genoux, ne t'entête pas, elle irait chercher les Allemands ! »
Ça devient grave ! Je me mets à genoux. Mais j'y suis à peine que je reçois une dégelée de coups de bâton et de coups de botte dans le derrière ! Je me défends comme je peux. Enfin digne et satisfaite, elle s'en va.
Un moment plus tard, une autre fille entre, habillée à peu près de la même manière que la première, me voit là à genoux, me fait relever et rentrer dans ma coya.
Et voici l'explication ultérieure de l'histoire. Ces filles bien bottées et bien vêtues sont des stubowas, c'est-à-dire des chefs de chambrées. Ce sont celles qui nous commandent et nous surveillent, nous distribuent la nourriture et nous font faire les corvées du bloc.
La première, Elsa, est une jeune Slovaque juive, une véritable panthère, méchante et brutale. Nous voir rire ne lui avait pas plu. Nous n'étions pas là pour ça, disait-elle, et comme elle n'avait pu me faire cesser de rire tout de suite, mon cas s’était aggravé.
La seconde était Katia, une Tchèque, beaucoup plus calme, elle fut toujours pour moi très gentille et m'aida de son mieux pendant tout le temps où je restai au bloc de quarantaine.
Je me souviens que pendant que je recevais force coups de pied dans le derrière, Thérèse Chassaing, debout sur sa coya, disait en polonais à cette chipie d'Elsa : « Tu es notre sœur de misère, pourquoi nous frappes-tu, ne sommes-nous pas assez malheureuses ? » Ce qui n'a absolument pas attendri ni calmé Elsa qui n'était pas une sentimentale.
Cette première raclée administrée à l'une de nous avait beaucoup ému toutes les camarades qui essuyaient furtivement une larme au coin de l'œil.
Depuis, nous avons pris l'habitude de voir pires traitements, et si quelques fois une gifle était administrée à bon escient, ce qui était rare, nous ne nous frappions pas pour si peu.