Après un hiver long et rigoureux, au cours duquel de nombreux camarades usés par la famine, les coups, les maladies, le manque d' hygiène, nous avaient quittés pour toujours, en "passant par la cheminée" du camp d’ Oranienburg, nous étions arrivés au mois d'avril 1944 ; l’espoir gonflait nos cœurs ; chaque jour chaque nuit, nous étions aux premières loges au Kommando Heinkel pour voir et entendre passer les vagues de bombardiers alliés qui allaient déverser sur le "Gross Berlin" leurs chargements de bombes ; lorsque nous ressortions des abris anti-gaz, situés sous les réfectoires, nous apercevions la grande ville couverte d'un nuage rouge; la vision était particulièrement dantesque la nuit, et cette vue réjouissait profondément nos cœurs allergiques à la pitié pour la population nazie ; le nid de scorpions finirait par disparaître, et à chaque fois que retentissait le "Vor Alarm" suivi quelques minutes après du "Gross Alarm" notre moral remontait d'un cran.
Ce jour-là, par un bel après-midi, vers 15 heures, les sirènes retentissent une nouvelle fois ; nous avons pour habitude mon camarade Rivière Maurice et moi d'aller nous mettre à l'abri sous le block 7 où nous rejoignons notre brave Nénesse, Ernest Pineau, qui nous attend sur sa "couchette" pour fumer une pipe de "majorka", car l'abri du Halle 8, où nous travaillons, est strictement réservé aux civils allemands, surveillants et contrôleurs, tous nazis, chargés de nous surveiller. Je ne sais pas encore pourquoi maintenant, je dis à Rivière, et si nous allions nous mettre à l'abri au Halle 6, pour une fois, ça nous changerait, et nous pourrions causer avec l’ami Sidobre Bernard avec qui nous formions une bonne "collectivité de quatre". La distance étant la même, chose dite, chose faite, nous voici dans les sous-sols cimentés du block 6; nous nous installons sur le "lit" à Sidobre, et la conversation va bon train.
La "Gross Alarm" retentit ; nous entendons un ronflement sourd ; qu'est-ce qu’ils vont dérouiller les "Frisés"; soudain, un sifflement continu allant en s'amplifiant parvient à nos oreilles; ce n'est pas un bruit habituel ; puis, brutalement c'est un effroyable vacarme, la terre, les murs, les "lits" bougent, les lumières diffuses s'éteignent. Sans savoir pourquoi, je plonge sous un lit à trois étages ; que font les autres je l'ignore, car nous sommes entassés par centaines ; la pagaille est indescriptible ; nous crions sans pouvoir nous retenir ; puis, c'est brusquement le silence. Je mets au moins cinq minutes à m'extraire de mon abri ; je suis couvert de bleus ; je retrouve Rivière et Sidobre ainsi que d'autres camarades. Il semble que le bombardement n'a pas eu lieu bien loin, peut-être au terrain d'aviation Heinkel.
Les Vorarbeiter ouvrent les portes, la fin d’alarme ayant retenti ; et c'est alors que nous voyons arriver des fantômes couverts de poussière et de gravats, se tenant les uns les autres en gémissant, la plupart saignent et sont gravement blessés. Nous nous précipitons à l'extérieur et la réalité nous apparaît dans toute sa cruauté et son horreur, c’est nous qui venons d'être bombardés. Par miracle, notre block-abri n’a pas été touché ; une grosse bombe a creusé un immense entonnoir dont le pourtour se trouve au ras du bâtiment, et à quelques mètres de l'endroit où nous étions, en face de nous, le Halle 6 est éventré de toutes parts ; les murs de verres armés n'existent plus, les appareils Heinkel en cours de montage sont détruits pour la plupart ; on ne sait plus où passer ; sur l'immense étendue du Kommando Heinkel, des volutes noires de fumée s'échappent ; tous les Halle ont été plus ou moins détruits ; le Block des "Kuks" a été écrasé sous les bombes ; de nombreux déportés sont morts calcinés, quelle horreur. En face de la Schreibstube (secrétariat du camp), des camarades entassent des morts horriblement mutilés dans des camions SS ; il y en aura environ 400, et à peu près autant de blessés graves ; nombreux sont ceux qui faute de soins appropriés décèderont par la suite.
Rivière, Sidobre et moi, nous nous dirigeons vers le Halle 8, pour savoir ce qu’est devenu notre brave, Nénesse ; c'est notre doyen, un peu notre papa, beaucoup plus âgé que nous trois, il nous soutient avec son moral de fer et nous sommes très anxieux, car de loin il semble bien que le block 8 a lui aussi bien souffert. Dans la multitude, un homme couvert de poussière grise et comme cassé en deux, s'approche péniblement vers nous, c'est Nénesse ; il est méconnaissable ; lui si fort et si vaillant, d'une voix basse et couverte, il nous dit que tous ceux qui se trouvaient autour de lui ont été écrasés par le plafond en ciment armé du block qui a été défoncé par une bombe de gros calibre ; il y a des morts par dizaines.
Rivière et moi nous nous regardons incapables de parler, nous devrions être morts si nous avions été à ce block comme les autres fois; ce jour là, nous avons eu de la chance, énormément de chance. Par la suite, notre bon Nénesse, qui avait été emmené au .grand camp, devait mourir des suites de ses blessures. Brave et admirable Nénesse, nous ne t’oublierons jamais, toi qui était un bon père tranquille et un bon Français.