Au Block 25, il y a des spectres qui parlent

Celles qui sont couchées là dans la neige, ce sont nos camarades d'hier. Hier elles étaient débout à l'appel. Elles se tenaient cinq par cinq en rangs, de chaque côté de la Lagerstrasse. Elles partaient au travail, elles se traînaient vers les marais. Hier elles avaient faim. Elles avaient des poux, elles se grattaient. Hier elles avalaient la soupe sale. Elles avaient la diarrhée et on les battait. Hier elles souffraient. Hier elles souhaitaient mourir.
Maintenant elles sont là, cadavres nus dans la neige. Elles sont mortes au block 25. La mort au block 25 n'a pas la sérénité qu'on attend d'elle, même ici.
Un matin, parce qu'elles s'évanouissaient à l'appel, parce qu'elles étaient plus livides que les autres, un SS leur a fait signe. Il a formé d'elles une colonne qui montrait en grossissement toutes les déchéances additionnées, toutes les infirmités qui se perdaient jusque-là dans la masse. Et la colonne, sous la conduite du SS, était poussée vers le block 25. Il y avait celles qui y allaient seules. Volontairement. Comme au suicide. Elles attendaient qu'un SS vînt en inspection pour que la porte s'ouvrît - et entrer.
Il y avait aussi celles qui ne couraient pas assez vite un jour qu'il fallait courir. Il y avait encore celles que leurs camarades avaient été obligées d'abandonner à la porte, et qui avaient crié: « Ne me laissez pas. Ne me laissez pas. »
Pendant des jours, elles avaient eu faim et soif, soif surtout. Elles avaient eu froid, couchées presque sans vêtements sur des planches, sans paillasse ni couverture. Enfermées avec des agonisantes et des folles, elles attendaient leur tour d'agonie ou de folie. Le matin, elles sortaient. On les faisait sortir à coups de bâton. Des coups de bâton à des agonisantes et à des folles. Les vivantes devaient traîner les mortes de la nuit dans la cour, parce qu'il fallait compter les mortes aussi. Le SS passait. Il s'amusait à lancer son chien sur elles. On entendait dans tout le camp des hurlements. C'étaient les hurlements de la nuit. Puis le silence. L'appel était fini. C'était le silence du jour. Les vivantes rentraient. Les mortes restaient dans la neige. On les avait déshabillées. Les vêtements serviraient à d'autres.
Tous les deux ou trois jours, les camions venaient prendre les vivantes pour les emporter à la chambre à gaz, les mortes pour les jeter au four crématoire. La folie devait être le dernier espoir de celles qui entraient là. Quelques-unes, que leur entêtement à vivre faisait rusées, échappaient au départ. Elles restaient parfois plusieurs semaines, jamais plus de trois, au block 25. On les voyait aux grillages des fenêtres. Elles suppliaient : « À boire. A boire ». Il y a des spectres qui parlent.

 

Charlotte DELBO, Auschwitz et après I. Aucun de nous ne reviendra, Paris, Les éditions de minuit, 1970, extraits entre les p.30 et 32