Il ne reste rien à part les cils et les sourcils

À notre arrivée en Allemagne, tout le monde saute du wagon, j’aperçois un mutilé de la guerre de 14 dans l’impossibilité de s’accrocher alors sans réfléchir je l’attrape par les pieds et je le descends. Je crois que je ressens encore aujourd’hui la douleur de ce qui m’atteint dans la tête à cette seconde. Un SS m’envoie un coup avec la crosse de son fusil. Aucun souvenir de ce qui se passe ensuite. Je le sors tout de même du wagon. Nous parcourons le chemin qui sépare la gare de l’entrée du camp à pied puis nous entrons dans le camp de Buchenwald. Nous savions que nous allions travailler en Allemagne en partant de Compiègne. C’est tout. Celui qui dit qu’il savait quelque chose, il ment. À cet instant, je n’ai aucune idée de l’endroit où je me trouve.

Nous sommes dévêtus. Complètement à poil. Ils commencent par les pieds et terminent par la tête. Ils nous rasent tous les poils. Il ne reste rien à part les cils et les sourcils. Ils nous emmènent dans un bassin soi-disant pour nous désinfecter. Ceux qui parlent un peu le français nous préviennent : « fermez les yeux ! ».

Ils nous mettent là, en attente. Pour certains qui n’entrent pas dans le premier bassin, il y a un autre bassin où des prisonniers se chargent de nous y pousser. Nous nous secouons. Ils nous sortent de là. En plein mois de janvier, par presque moins vingt ou moins vingt-cinq en dessous de zéro, dehors mouillés et nus comme des vers. Ils nous donnent une chemise, un petit caleçon, un peu plus loin, un pantalon à rayures, une veste et un calot rond, une paire de pantoufles avec une semelle en bois. Nous quittons cet endroit pour nous diriger vers le petit camp « la quarantaine » parce qu’en principe nous y passons quarante jours. Ils nous font des piqûres, nous injectent du liquide dans l’organisme. Nous n’avons aucune idée de ce que c’est. Des expériences médicales peut-être. Nous, les déportés, je le dis aujourd’hui, nous avons été des cobayes pour ces gens-là. Un jour, ils font une piqûre, le lendemain, ils en font deux, dans le dos ou bien dans le bras. Au bout de deux jours, ils nous envoient dans la carrière casser des caillasses pour construire des routes jusqu’à ce qu’au bout de quinze ou vingt jours, nous soyons affectés aux Kommandos de travail. La quarantaine se termine ainsi. Je porte désormais le matricule « 40 843 ». Notre premier travail sera d’apprendre à le dire en allemand.

Virgilio PENA, Transcription d'un témoignage oral, Archives de l'Association française, Buchenwald, Dora et Kommandos, 2014