On va être libres !

29 avril – Le jour se lève, pâle. L’épave sort peu à peu du noir. Dans l’allée du block, les pas étouffés des premiers qui vont aux chiottes. Il n’y a plus d’appel. Ne pas bouger. On ne veut rien d’autre. Ceux qui ne se lèveront pas n’auront pas de jus. Tant pis. Rester couché, ne pas bouger. J’ai mis le nez dehors tout à l’heure en allant pisser ; je grelottais, je suis remonté. Je ne bougerai plus. Qu’on ne me demande rien, qu’on me laisse ici. Les poux m’ont sucé longtemps cette nuit, puis ils se sont calmés. Le jour est d’une couleur affreuse sur les visages. Lentement, les jambes se délacent, les zébrés remuent. Une vie exténuée dès l’éveil tente de se dégager. Naissance d’une vague, épaisse, lente.

On entend la mitrailleuse, très proche. Ce sera sans doute pour aujourd’hui.

Nous sommes arrivés avant-hier à Dachau. Les silhouettes des SS étaient encore aux miradors. Maintenant, je ne sais pas. Il n’y a pas de travail. Pas d’appel. Le temps est mort. Pas d’ordres. Pas de prévisions. Pas libres.

Pour la première fois depuis que Dachau existe, l’horloge nazie est arrêtée. Des baraques sont pleines d’hommes, le barbelé les entoure encore. Encore enfermés dans l’enceinte, les corps pourrissent sans leurs maîtres. Mûrs, mûrs pour mourir, mûrs pour être libres. Mûr celui qui va crever et mûr celui qui sortira. Mûrs pour finir.

Allongé, immobile, on a maintenant la sensation que des choses avancent vers soi à une vitesse terrible. Le moindre signe, une tête qui se dresse brusquement, le moindre cri peut être celui de la fin.

On attend encore des heures ; Puis c’est encore la soupe dehors. J’ai faim. Je me force à descendre de la planche. De nouveaux morts dans le caniveau. Le ciel est gris. Bas. Des avions américains tournent au-dessus du camp. Les rafales des mitraillettes maintenant se rapprochent.

Encore des avions à étoiles. Crépitement des mitraillettes autour du camp.
Le drapeau blanc flotte sur le camp. Les avions, très bas, tournent.

Les miradors sont vides. Les avions, très bas, tournent. Toutes les têtes sont tournées vers le ciel. Les morts du caniveau abandonnés. Les yeux restent collés aux avions qui descendent de plus en plus bas.

Encore les mitraillettes. Tout le ciel chante.
On y est presque. On ne peut pas en être plus près.
De nouveau on nous fait rentrer dans le block.

Allongés de nouveau les uns contre les autres. Le plafond de la chambrée nous écrase. Il y en a qui ne sont pas sortis pour toucher leur soupe, le vieux à la tête bandée notamment. J’ai eu du mal à remonter à ma place. Mes jambes me lâchent, et mes pieds et mes chevilles commencent à enfler. Dehors, je grelottais. Et maintenant j’étouffe. La fièvre va et vient. Les poux se réveillent. On entend plus les avions ici. Encore les jambes emmêlées, les coups de talon dans les plaies. Le Vieillard a les yeux à demi fermés. Avec mon pied, j’appuie sur le sien :

- On va être libres !

Il faut qu’il s’en aperçoive, qu’il soit vivant. Même de si loin, de là où il en est, il faut qu’il sache.
Il soulève les paupières. Elles retombent aussitôt. De la tête, il fait « non ».

Robert ANTELME, L'Espèce humaine, Éditions Gallimard, Collection "Tel", 2005, p 313-315