Une parodie de séance hygiénique

Les règles d'hygiène et de propreté qu'impose la promiscuité indicible de la vie concentrationnaire sont ici érigées en grands principes. Elles sont rappelées par des consignes illustrées de belle manière et parlant de toutes leurs lettres gothiques comme l'inscription : Eine Laus dein Tad (Un pou, ta mort), qui surmonte un pou en surimpression sur une tête de mort. Nul ne pourrait s'en plaindre, puisqu'il s'agit là d'assurer une indéniable condition de survie à laquelle les SS, pour une fois, ne sont pas insensibles, parce qu'ils redoutent pour eux-mêmes les retombées possibles d'une épidémie de typhus. Mais qui pourrait oublier ces défilés de cohortes frileuses, le soir après l'appel, confluant vers le bâtiment des douches et de désinfection, les brimades auxquelles donne lieu cette parodie de séance hygiénique, ces heures précieuses volées à un temps de sommeil déjà raccourci ?
Le chef du block vient d'annoncer l'heure de la douche. Nous courons au plus vite chercher nos serviettes afin d'être les premiers. Six blocks doivent passer ce soir ; les derniers ne sortiront guère avant 20h30. Au pas de charge mais en rangs, nous traversons la place d'appel.

Le chef du block 38, un malin, a fait entrer ses administrés immédiatement après l'appel, sans se soucier s'ils avaient des serviettes ou du savon.

Derrière les fenêtres éclairées, des ombres enfilent leurs chemises. Brusquement, les portes s'ouvrent et vomissent un flot de Haltlinge à moitié nus.

En grande bousculade, nous prenons possession des vestiaires. Les cris Los, los, fusent de toutes parts. Pantalons, chemises, s'accrochent pêle-mêle. Tous sous la douche. Elle est bouillante. Une minute, une minute et demie. Les plus prudents se risquent dans le vestiaire. Les garçons de douche les reçoivent à coups de lance d'arrosage.
L'eau de la douche se refroidit. L'instant est arrivé : il faut bondir sur ses vêtements, les ajuster en hâte, enfiler ses galoches à la volée, sortir rapidement, sous les hurlements des garçons qui projettent dehors les malheureux retardataires.
L'offensive de grand style contre les poux, l'Entlausung pourrait n'être que risible à considérer la prolifération des parasites et des lentes au regard de ces branle-bas quasi quotidiens qui agitent le camp. En réalité, c'est aussi un moyen supplémentaire de se jouer des détenus, de les tourmenter davantage et d'amputer toujours plus leur temps de repos.

Malgré la désinfection que tout nouveau subit lors de son entrée au camp, en dépit de la stérilisation des vêtements, il y a des poux dans chaque block et chaque lit. Pour que l'hygiène soit sauve, le règlement du camp prescrit une visite générale de tous les détenus, trois fois par semaine. Après la soupe du soir, à mon block, le 41, la visite des poux confine à la révolution ! « Le Stubendienst - qui répond au nom de Ernst et que chacun surnomme le Chacal - glapit : "Entlausung", rameute un ou deux chefs de table, s'arme d'un crayon, tandis que le secrétaire étale devant lui les listes des présents.

Les déportés se bousculent, se battent. Le Chacal crie, le chef de block hurle et le Schreiber gueule! Un long monôme se replie cent fois sur lui-même à l'intérieur du block. On se bouscule encore un peu, essayant de resquiller. Tous retirent leur chemise. Le Chacal est assis sur une table. Une ficelle maintient près de lui une lampe en position de projecteur. Sur le banc, devant la table, tels deux enfants de chœur, les examinateurs de chemises. Le block défile lentement. On baisse son pantalon au niveau du Chacal qui, sérieux comme un pape promène son crayon sur ce qui reste de poils pubiens, puis, distrait le porte à sa bouche... Il trouve un pou : il exulte. Le numéro du pouilleux est dûment relevé et porté sur deux listes.

Le Chacal renvoie un détenu dont la toison est trop épaisse. Armé de son rasoir et de sa tondeuse, le Friseur officie. Le détenu se lamente, non parce qu'on lui arrache la peau du bas-ventre, non parce qu'on le laisse nu comme un ver, mais parce qu'il a perdu sa place dans le cortège et, par là même une heure de sommeil !

Pierre CLEMENT, in Sachso. Au cœur du système concentrationnaire nazi, par l'Amicale d'Oranienburg-Sachsenhausen, Paris, ed. Pocket, collection Terres humaines, 2005, pp. 118-119