Une décimation à Gusen II

J’étais arrivé à Gusen II depuis deux jours, lorsqu’à l’appel du soir, on découvrit qu’il manquait un détenu. Tour le monde crut qu’il s’était évadé. Les SS fermèrent toutes les issues du camp et les détenus furent rassemblés dehors ; nous demeurâmes debout ainsi pendant des heures avec interdiction d’aller aux latrines. Plus la nuit avançait et plus les prisonniers se soulageaient dans leurs pantalons, tandis que d’autres, nombreux, s’effondraient, morts, dans la boue. Au moment où arriva le commandant Pausch, des dizaines de corps gisaient dans la boue. […] Pausch était dans une violente colère. La disparition d’un prisonnier était intolérable. Il finit par renvoyer tout le monde, sauf les détenus de la baraque de convalescence. Médecin de la baraque, je faisais partie du groupe. Il nous donna un délai de quatre heures. Ou le prisonnier manquant réapparaissait, ou alors un sur dix parmi nous serait abattu. Je croyais qu’il ne s’agissait là que d’une menace destinée à nous faire parler. Plusieurs heures passèrent. On nous ordonna de nous mettre sur une seule ligne. Glacés, raidis par le froid, épuisés, nous nous disposâmes côte à côte. A ma gauche, se trouvait un musulman, un squelette qui respirait avec peine et avait du mal à se tenir debout. Un SS se mit à compter d’une voix monocorde : « eins, zwei, drei, vier… » A dix, un coup de feu déchira le silence du petit matin. […] Le SS compta dix à nouveau et j’entendis un nouveau coup de feu. Une troisième fois, les chiffres s’égrenèrent, suivis d’un coup de feu. J’étais toujours trop effrayé pour regarder. Pour la quatrième fois, le décompte. Finalement je regardai à ma droite. Un SS prenait par écrit le numéro du dixième homme de la quatrième série. On le tire en avant, on le fit agenouiller et un SS le tua d’une balle dans la nuque. Je comptai rapidement… le dixième, c’était moi ! Rapidement, je me glissai sur la gauche et mis le musulman à ma place. Je n’eus même pas le temps d’y réfléchir. Le malheureux n’eut pas le temps de se rendre compte de ce qui lui arrivait, que déjà un SS prenait son numéro et le tirait de la rangée. Il me fit face en tombant à genoux, et se mit à m’implorer dans une langue que je ne comprenais pas. Ses yeux se rivèrent aux miens. Un coup de feu. Il était mort. Il tomba sur le côté, éclaboussé de boue, ses yeux grands ouverts toujours rivés sur moi. Lorsque la punition prit fin, trente corps vinrent s’ajouter à la pile déjà constituée. Nous retournâmes à notre baraque. Le détenu manquant fut retrouvé dans la journée, sur son lieu de travail. Il était mort silencieusement derrière sa machine, la veille. 

Albert HAAS, Médecin en enfer, Paris, Presses de la Renaissance, p. 257-259