Un régiment de clochardes défilant au son d'une marche entraînante, jouée par un orchestre de femmes

Le lendemain de notre arrivée dans ce bloc, toujours aussi peu habillées, mais avec des galoches de bois aux pieds, nous avons dû aller travailler au commando 22 ou au commando 105, c'est-à-dire les « marais », et voici en détail notre première journée.

 

Le matin, à 3h30, réveil au coup de sifflet et à coups de bâton sur les jambes, par les stubowas. Pas le temps de se débarbouiller, d'ailleurs nous n'avons rien, ni savon, ni serviette. A 4h30, on avait le droit, si on savait se battre et un peu de chance aidant, à quelques gorgées d'eau tiède sale en guise de café. Et il fallait sortir vite, à grand renfort de coups de ceinture ou de bâton, et se placer dehors, en rangs, dans la file du commando choisi, le « 22 » ou les « pierres ».

Jusqu'à 5h30, nous attendions. Qu'il pleuve, qu'il neige ou qu'il vente, aucune importance, nous restions là, debout, en rangs. A 5h30, le capo du commando venait nous chercher et nous nous acheminions vers la porte du camp au pas cadencé de « gauche, gauche, gauche, un, deux, trois, gauche, gauche, gauche », en mesure.

Pour le commando 22, c'est-à-dire les « marais », la capo était Lysel, une prostituée allemande. A 6 heures, au chronomètre, nous devions passer la porte du camp, en musique. Je n'ai jamais rien vu de plus grotesque. Imaginez un régiment de clochardes boitant, traînant leurs chaussures éculées, en loques, défilant au pas, devant les autorités allemandes en grande tenue et au son d'une marche entraînante, jouée par un orchestre de femmes.

En général, toujours en retard, nous courions comme des dératées dans la boue des chemins, et à dix mètres seulement de la musique, nous rectifions la position et nous passions raides, la tête droite, les bras tendus sur la couture du pantalon.

Postées de chaque côté de la route, un peu avant et après la musique, des femmes de la police du camp inspectaient le défilé, car tout devait être en règle, les cheveux sous le foulard, aucun col relevé, pas de ceinture sur soi et la croix dans le dos bien marquée, sinon, schlague !

A notre passage sous la porte, deux S.S. allemands se détachaient d'un groupe, et, chiens en laisse, l'un nous précédait et l'autre nous suivait.

Suzanne BIRNBAUM, Une Française juive est revenue. Auschwitz, Belsen, Raguhn, Chapitre VI, "Second séjour au revier, la sélection", pp.37-38, Paris, Editions du Livre Français, 1946, (réédité par l'Amicale des Déportés d'Auschwitz et des Camps de Haute Silésie, 2003)