Quand je raconterai que j’ai appris le métier d’Eflingue...

Si l’on en revient, personne ne nous croira quand on racontera tout ça. Dire qu’on est... Comment tu appelles ça ?

Häftling.

– Oui, des « Eflingues ». Tu te rends compte, quand je raconterai aux copains que moi, Dédé, j’ai appris le métier d’ « Eflingue ». Le métier d’ « Eflingue ». Oh, c’est pas compliqué, le métier d’« Eflingue ». En te levant, il faut sauter sur tes affaires, passer entre les coups de bâton et t’emparer de tout ce qui te tombe sous la main pour te donner de la contenance. Au lavabo, il faut tenir tes affaires avec toi pour qu’on ne te fauche rien. A l’appel, il faut éviter les gifles. Pour cela, il faut être rassemblé dans les premiers et réussir à te placer le plus loin possible du chef de Block. Eviter en toutes circonstances d’être au premier ou au dernier rang.

En partant au travail, ne pas te mettre dans les rangées du bord qui passent à côté des SS. Ne pas balancer les bras et, surtout, ne pas oublier de te décoiffer. Rester dans le milieu de la colonne en descendant les escaliers. Te faire tout petit au moment de l’appel. Te rassembler parmi les premiers dans ton Kommando.

A l’ouverture du travail, te précipiter sur un outil, pelle ou pioche, mais jamais une Trage. Si tu dois prendre la Trage, veiller à ne pas te trouver seul avec des étrangers. Pendant le travail, avoir des yeux devant, derrière et par côté. Compter tes pas et des gestes pour éviter tout mouvement inutile. Ne dépenser tes forces que dans les cas désespérés. Ne te faire jamais voir et passer inaperçu au milieu de tous les autres.

A la soupe, calculer la place dans la colonne afin de passer au moment où l’on racle le fond du bouteillon. Traverser la mêlée sans être bousculé, ni recevoir des coups, pour avoir du rabiot une fois par semaine.

Après la soupe, te soustraire à la vue d’une armée de Kapo et ne paraître devant eux qu’une fois les corvées désignées. Te débrouiller pour travailler à l’ombre s’il fait chaud, au soleil s’il fait froid. Apprendre à manier les pierres sans t’écorcher les doigts. Te méfier du maladroit qui pourrait te blesser avec un outil. Manœuvrer pour te trouver toujours derrière le dos du SS et ne jamais t’arrêter tout en ne faisant rien.

Après le travail, te placer dans les premières centaines pour pouvoir monter plus facilement les escaliers. Fuir comme la peste la centaine où se recrutent les hommes qui montent les civières.

Après l’appel du soir, calculer ton passage au moment de la distribution du pain pour ne pas avoir le plus petit morceau. Faire verser ton café dans ta gamelle, sans lâcher ton pain, ni les godillots que tu as dû quitter.

Enfin, au moment du coucher, repérer la paillasse qui n’est ni trop courte, ni trop étroite, ni trop plate. Te placer entre deux Français. Tenir le plus de place possible et t’arranger à dormir dès que tu es couché. Drôle de métier, je vous le dis, que le métier d’« Eflingue » !

Jean LAFFITTE, Ceux qui vivent, Paris, Éd. Hier et aujourd'hui, 1947, pp. 207-208