Premier ! J'ai gagné ! Je pose le pavé, médaille d'or

Chantier. Entre l'atelier des tailleurs et la clôture électrifiée, à l'extérieur du camp proprement dit.

La sentinelle se balade en rêvant et arpente la chaussée, faussement débonnaire. Visiblement, le Posten s'emmerde. Il est là, à vingt ans, à faire les cent pas en surveillant un dangereux paquet de sous-hommes qui, bien entendu, n'aiment pas travailler alors qu'il aimerait tant, lui, le surhomme, se battre pour son Führer et ramener une croix de fer, ou de bois, à sa tendre mère.

Première activité de bagnard. Un camion décharge, de sa benne renversée, des tonnes de pavés. Travail intellectuel. Chaque taulard doit prendre un pavé sur l'épaule et le porter à la route, deux cents mètres plus loin. Travail facile, à la condition que le chien de garde n'ait pas l'idée saugrenue de le faire exécuter au pas de gymnastique.
Le kapo ferme la marche, accompagné par le SS qui prend son temps et se laisse distancer. Il attend le retour du groupe.

A l'arrière-garde, le kapo active le mouvement de sa matraque. Un vrai chef d'orchestre. Un, deux, trois, quatre ... Il bat la mesure et le gummi retombe sur les derniers, heurte une épaule en la mineur, rebondit sur un crâne en laminoir, casse un bras, symphonie matinale pour os brisés.

Parfois, un pavé tombe. Le porteur s'arrête pour le récupérer. Et la matraque dégringole aussi. Cantate en lamentos refoulés. Pas un cri, pas un geste superflu. Le chef d'orchestre s'amuse, crescendo, concerto pour taulards et orchestre, ça roule, ça cogne, ça fait un bruit mat le caoutchouc qui frappe. Clé de sol dièse ? Jazz ou classique ? Quintette ou grand orchestre ? C'est un dialogue, un duo entre le bâton noir et le corps de l'autre. Flap ... Les derniers seront les derniers, flap. Et, ce jour-là, je porte des chaussures sans lacets et je suis le dernier plus souvent qu'à mon tour. Rhapsodie en bleu. Je cours, ma cheville émerge de son sous-marin, ma chaussure s'ouvre, le pied, entouré de loques (les célèbres chaussettes russes) payées en pain à un gars de mon convoi, surgit à l'air libre. Je perds le chiffon, je lâche ma charge, le kapo court, je récupère l'étoffe que je fourre dans ma poche, vite, le pavé à l'épaule, je bats le kapo au sprint; pose de la pierre, pause d'une seconde, ça repart, Schnell sprint, je suis au milieu du groupe.

Après un quart d'heure de ce jeu, les poumons éclatent, les bronches sifflent, les yeux brillent, la sueur coule, je tiens, j'ai vingt ans, c'est chouette parfois d'avoir vingt ans, et le ballet continue, les chœurs noirs [les SS] attaquent leur grand air, la sentinelle, à la porte, se joint à nous et gueule sa partition, Los, los, le Kommandoführer hurle, Schnell, schnell, ça devient répétitif, ça se récite, se chante, se lamente, Los, los, Schnell, schnell; obsessionnel, vite, ne pas lâcher le pavé, vite, ne pas être le dernier, vite, ramasser le godillot, vite, foncer en avant, le cœur à 140, les pieds s'agitent, le kapo cogne, la matraque danse, oratorio pour crevards, un homme tombe, son cœur a soixante ans, vite, ça repart ... et je perds ma chaussure, elle reste là, plantée dans une butte herbeuse, grise dans les touffes de graminées vertes, elle me sourit, me nargue, me snobe, ma godasse sans lacet, mon faire-part de deuil, elle chante comme à l'école sur l'air de « Ahou, les quilles, bisque bisque rage ... , tu vas crever, tu vas crever »... Rage, rancœur, réagir, désespoir, réagir vite, si je m'arrête le kapo m'achèvera, une voix au fond de la tête hurle: si tu baisses les bras, tu es mort, et si tu continues, dans cinq minutes tu auras le pied en sang. Un pied infecté c'est l'hosto, le KB c'est le four, rage, folie qui germe, réagir vite, serrer les dents, je fonce, je boite, je sautille, le pied s'écorche. Premier ! J'ai gagné ! Je pose le pavé, médaille d'or, hymne national, Joseph a gagné ! Je me sors les tripes et je rejoins la chaussure idiote dressée sur mon Golgotha, prête au supplice. Comme-on dit ici: « Arbeit macht frei... vom Leben ! » Le travail rend libre ... de la vie.

Joseph BIALOT, C'est en hiver que les jours rallongent, Paris, éditions du Seuil, 2002, extraits entre les p.51 à 54