Nous sommes restées près de trois semaines dans ce bloc de quarantaine

Ce premier soir passé au camp comme chaque jour par la suite, nous avons reçu, vers cinq heures, notre ration de pain, d'environ 200 grammes. Voici les menus de la semaine, qui ne variaient jamais :

 

- le dimanche : soupe (1 litre et 1/2 pour cinq environ), quatre ou cinq pommes de terre, pain, et une rondelle de saucisson de 4 millimètres ;
- le lundi : soupe, pain, saucisson ;
- le mardi : soupe, pain, margarine (5 grammes) ;
- le mercredi : soupe, pain, margarine ;
- le jeudi : soupe, pain ;
- le vendredi : soupe, pain, saucisson ;
- le samedi : soupe, pain, demi-cuillerée à café de marmelade.

La soupe représentait pour chacune entre six et huit cuillerées d'eau et de farine de cœur de bouleau. Parfois, il nageait un peu d'orge gris, des morceaux de rutabagas ou de pommes de terre.

Si nous acceptions, et ce n'était pas toujours de la bonne volonté, d'aller chercher les baquets de soupe à la cuisine, nous obtenions parfois quelques cuillerées en supplément. Mais, en général, nous évitions ces corvées, car il fallait porter ces cuves de 50 ou 75 litres à quatre, dans la boue ou la neige, et c'était très lourd. Il ne valait pas la peine de dépenser ses forces pour si peu. Si elles ne trouvaient pas de volontaires, les stubowas grimpaient sur les coyas et délogeaient tout le monde à coups de trique.

Nous sommes restées près de trois semaines dans ce bloc de quarantaine. Pendant tout ce temps, interdiction formelle de sortir seule du bloc. Nous devions sortir en rangs de cinq et accompagnées d'une stubowa pour aller jusqu'aux lavabos. Pendant trois semaines, on ne nous a pas donné une goutte d'eau pour nous laver, pas le moindre bout de papier pour aller aux cabinets, pas dix centimètres de chiffon pour se moucher. Nous restions toute la journée assises dans les coyas, sans bouger.

Au bout de quelques jours, nous étions tellement sales que nous nous servions de margarine pour essayer de retirer la crasse de nos figures et de nos mains. Et je n'ose pas parler du reste.

Nous ne sortions que le soir, à 5 heures, pour nous placer en rangs devant la porte du bloc et être comptées à l'appel.

Quelque temps après, avec Denise, Dora, Lily et quelques camarades, nous avions repéré qu'après l'appel, les stubowas et les Allemands disparaissaient, pour dîner sans doute, et que nous pouvions nous échapper du bloc. Alors, nous courions jusqu'aux toilettes et là, déshabillées, nous essayions de nous laver avec un filet d'eau qui coulait d'un robinet au-dessus des cabinets.

Par vingt-cinq ou trente degrés au-dessous de zéro, qu'il vente ou qu'il neige nous nous mettions nues, mais c'était toute une histoire pour s'approcher du cabinet. Les Russes et les Polonaises ne voulaient pas nous laisser la place et nous bousculaient, nous avions vite compris les usages du camp, nous allions en force et nous donnions aussi des coups de poing. J'étais depuis quatre jours au camp lorsque j'ai eu mes règles. Ce n'était pas drôle sans rien pour arranger cela, mais c'est un souci qui n'a pas duré car, dès le second mois d'internement, il n'en était plus question.
Je ne sais quels produits chimiques les Allemands mettaient dans la soupe et le pain, outre le brome, qui nous calmait les nerfs, mais c'était radical pour toutes les femmes.[1]
Seules, les chefs de blocs, les chefs de chambres, qui nous volaient notre nourriture, étaient bien réglées.
Elles échangeaient tout ce qu'elles nous volaient (nous étions sept cents ou huit cents dans les blocs, un peu de saucisson, margarine ou pommes de terre pris sur chaque ration faisait une jolie part pour elles) contre d'autres choses que d'autres Polonaises volaient aux cuisines ou aux commandos (des pommes de terre ou des vêtements).

En principe, pendant cette période de quarantaine, nous ne travaillions pas. Pourtant, chaque jour, une « capo » (prisonnière allemande purgeant une peine quelconque, délit de droit commun, prostituée ou politique) venait chercher au bloc quelques-unes d'entre nous pour faire quelques corvées : soit déneiger les fils de fer barbelés et électrifiés qui entouraient le camp, soit faire une route, ou encore porter des pierres d'un endroit à un autre. Tous les matins, à 8 heures, c'était un sauve-qui-peut général pour échapper à ces corvées. Quelles bagarres ! On se cachait sous les couvertures, sous les coyas, aux cabinets, n'importe où. La capo et les stubowas grimpaient sur les coyas, frappaient, giflaient et faisaient sortir tout le monde. Elles prenaient alors vingt ou trente femmes, et en route pour le travail.

J'ai eu, grâce à Katia, assez de chance. Elle devait avoir pitié de moi, car, vêtue de ma vieille robe en loques, le crâne rasé, j'avais l'air d'un vieux déménageur, d'un « catcheur » en rupture de ban.
Elle me disait souvent : « Reste-là, toi, tu es trop vieille, laisse aller les jeunes.»

Je devais paraître au moins soixante-dix ans et j'en étais bien contente. Nous étions là depuis quinze jours, quand un soir, le 7 février 1944, une cinquantaine de femmes arrivèrent dans notre bloc. Elles étaient Françaises, venaient de Drancy par un nouveau convoi.[2] Sur mille deux cents personnes de ce convoi, cinquante seulement entrèrent au camp, les autres étaient parties en camions.

En les voyant aussi effrayées, affolées, épouvantées que nous l'avions été lors de notre arrivée, j'ai voulu les rassurer quelque peu. J'ai ce soir-là, au risque d'être punie abandonné ma coya habituelle (ce qui était interdit) et je suis allée coucher auprès d'elles au fond du bloc. Je leur ai dit de ne pas croire surtout à toutes les sottises que leur racontaient les petites Grecques, qu'elles le faisaient exprès pour démoraliser les nouvelles venues et que moi qui étais là depuis quinze jours, on ne m'avait fait encore aucun mal. Evidemment, elles ont rapidement appris la vérité, mais ce fut tout de même moins brutal.

C'est ce soir-là que j'ai connu quelques camarades excellentes, dont Fernande Goetschel, Henriette Kleinberg, Simone Hirschler, Gilberte, Régine. Sur ces cinq camarades, quatre sont mortes par la suite. Seule Fernande est rentrée en France. Elle est restée pour moi une grande amie et elle a retrouvé ses quatre enfants dont elle m'avait si souvent parlé et qu'elle craignait de ne jamais revoir.

Les autres sont mortes à quelques mois de là. Simone et Gilberte furent sélectionnées en avril 1944, Henriette, fusillée sur la route en quittant Auschwitz en janvier 1945. Et Régine, devenue folle de faim à Raguhn, en avril 1945, mourut en quelques jours.


[1] [Note Site MDD. La disparition des règles est en lien avec la faiblesse de la nourriture. Les prisonnières qui ignoraient alors cette cause, en attribuaient l’origine à un produit qui aurait été administré par les Allemands]

[2] [Note Site MDD. Il s’agit du convoi 67 - celui notamment de Léa Rohatyn, Liliane Badour-Esrail, Raphaël Esrail, Boris Bezborodko, Louise Alcan, le couple Hirschler, Fernande Goetschel]

Suzanne BIRNBAUM, Une Française juive est revenue. Auschwitz, Belsen, Raguhn, Chapitre I, "De Drancy à Auschwitz", pp.27-30, Paris, Editions du Livre Français, 1946, (réédité par l'Amicale des Déportés d'Auschwitz et des Camps de Haute Silésie, 2003)