Je me souviens que la première action de solidarité eut lieu quand trois Espagnols renversèrent un wagonnet alors que nous étions en train de refaire une ancienne route. Ce fut considéré comme du sabotage et le commandant du camp fit mettre tous les Espagnols en formation, mit les trois camarades sur le chevalet, et, après leur avoir donné les vingt-cinq coups réglementaires sur le postérieur, les envoya à la disciplinaire pour quinze jours. Là un homme ne pouvait survivre plus de huit jours. Le travail consistait à descendre à la carrière, à charger une pierre de soixante à soixante-dix kilos – aucun déporté ne pesait plus de cinquante kilos – et monter les fameuses cent quatre-vingt-six marches, plusieurs fois par jour. Notre première action de solidarité fut de suralimenter nos compagnons. Ainsi, pendant toute la durée de la punition, chacun renonçait à une cuillère de soupe et à un morceau de pain de la valeur d’un ongle. Ils ont supporté les quinze jours et les trois ont survécu. Avec cette action, les Espagnols ont gagné l’admiration des autres prisonniers. Nous nous sommes chargés, également, de sauver quelque quarante jeunes Espagnols de douze à dix-sept ans qui travaillaient à la carrière et recevaient le même traitement que leurs aînés. Tous avaient vu mourir leurs pères à Mauthausen. Dans le camp, il y avait beaucoup de cas de perversion. Tous les Espagnols s’inquiétèrent de constater que ces garçons pouvaient être victimes expiatoires des SS, des Kapo, des chefs de Block. Aussi, on les protégeait moralement : chaque soir, avant qu’on nous impose le silence, nous allions à leur chevet et nous leur racontions des films. Ils affirment aujourd’hui qu’ils ont « vus » plus de films avec moi que dans toute leur vie. Ils étaient dans le Block 18, où il y avait l’un des Kapo les plus dégénérés, « Al Capone ».