Malheur aux premiers servis ! Ce soir nous aurons la demi-boule ! (Ebensee)

La soupe était servie dans le Block où elle arrivait dans des bouteillons calorifugés. Elle se conservait longtemps brûlante. Nous défilions un à un devant le serveur, la gamelle à la main, dans l’ordre numérique de nos couchettes, et chacun de nous recevait un pochon ou une louche de la contenance d’un litre, versé avec plus ou moins de retenue. Les moindres gestes du serveur étaient épiés, analysés, commentés : il a bien brassé, il a mal brassé le bouillon. Tout l’épais va rester au fond ! Malheur aux premiers servis !

Le morceau de pain qui nous était distribué chaque soir, vers 8 heures, à notre rentrée du travail, constituait la partie essentielle de notre alimentation quotidienne.

De quelle vénération ce petit morceau de boule était entouré ! Dès le matin, circulaient parmi nous les oracles éclos dans les vapeurs suspectes des cuisines : « Ce soir, nous aurons la demi-boule ! » Alors, les visages les plus fermes s’éclairaient d’un sourire, les cœurs se mettaient en liesse ; j’ai vu des yeux se mouiller de larmes. On s’interpellait sans se connaitre, en toutes langues : kleb, Brot, pane…et un geste de main expliquait et commentait la fabuleuse nouvelle ! La sourde hostilité qui séparait les nations et les hommes se dissipait au souffle de la joie et notre enthousiasme, tempéré de scepticisme, subsistait jusqu’au moment où, neuf fois sur dix, l’événement venait décevoir nos espérances.

Mais le plus souvent les pronostics étaient affligeants : on annonçait un quart, un cinquième, un sixième de boule, et parfois encore moins.

Enfin, large ou parcimonieuse, la distribution commençait : nos regards faméliques s’accrochaient à la table du Block, chargée de morceaux coupés d’avance avec assez d’équité.

Un vieux Stubendienst officiait. Nous défilions devant lui, à la queue leu-leu, et il nous remettait ou nous jetait comme à des chiens, selon son humeur, la part qui nous revenait. A côté de lui, un autre serveur nous tendait soit un petit cube de margarine minérale, de 25 à 30 grammes, soit un morceau de corned beef, gros comme une noix, ou encore une cuillerée à soupe de marmelade synthétique ou de caséine diluée, pompeusement appelée fromage blanc.

Avec quel soin on ramassait les moindres miettes de notre index mouillé de salive, et même quand elles se reposaient sur le plancher imprégné de boue ou sur les couvertures polluées.

Maurice DELFIEU, Récits d’un revenant, Mauthausen-Ebensee 1944-1945, Publications de l'Indicateur universel des PTT, 1946 et 1947, pp. 161-162