Lodz : chaque jour qui passe est un jour de survie

La vie au ghetto est rythmée par la routine et aussi par les événements graves qui frappent la communauté de temps à autre.
Une nuit, la Gestapo, avec l’appui des policiers juifs, investit l’hôpital situé près de l’atelier où travaille Adèle, au 36 Lagewnicka. Ils font sortir brutalement tous les malades, hommes, femmes et enfants, et les emmènent en camions jusqu’au quai de chargement où attend un long train de wagons de marchandises. Deux jours plus tard, ils cueillent dans leurs lits les habitants d’un pâté de maisons et embarquent tous ceux qu’ils jugent malades, affaiblis ou simplement trop âgés.

 

À quels critères obéissent-ils ? Quelles lois appliquent-ils ? Personne n’en sait rien. Chaque jour qui passe est un jour de survie, dans l’attente du cauchemar qui mettra fin à l’expectative du lendemain. De très jeunes filles se mettent en ménage avec les hommes qui répartissent les rations afin de pouvoir manger à leur faim. Le désespoir pousse toutes sortes de gens différents au suicide.

Parfois, après sa journée de travail, Adèle est trop fatiguée pour faire à manger. Comme elle se sent responsable de son père, elle se force à préparer le dîner. Ensuite elle fait tremper le linge sale toute la nuit. Le matin elle se lève très tôt, savonne les effets trempés, les rince à l’eau qu’elle va chercher dans la cour et étend la lessive sur les chaises.

Chaque jour, Adèle savoure la chance qu’elle a d’être avec son père. Il lui est d’un grand réconfort moral. Que serait-elle devenue seule ? La situation empire de jour en jour, mais à deux elle semble plus supportable. Souvent, la nuit, Adèle imagine sa mère, ses frères et ses sœurs. Elle les aperçoit qui errent et qui les cherchent, son père et elle. Elle se réveille alors en sursaut. Sont-ils encore vivants ? Où se trouvent-ils ?

Les maigres rations augmentent la mortalité. Les vivants n’ont plus goût à rien. Joie de vivre sont des mots qui n’ont plus aucune signification. Comment peut-on traiter ainsi des êtres humains, les acheminer vers une mort lente. C’est un gaspillage volontaire de la vie, et Adèle refuse d’accepter l’inéluctable. Elle possède une volonté indescriptible en mots. Elle défie le côté obscur de son avenir et veut forcer le malheur à reculer.

Adèle GROSSMAN, La Mémoire dans la chair, Paris, Le Manuscrit, Collection Témoignages de la Shoah, FMS, 2007, pp.151-153