Le terme générique de « déportation » masque des différences importantes de traitement

Dans les Lager, les déportés n'ont jamais été égaux. Le terme générique de « déportation » masque des différences importantes de traitement. Un camp de concentration n'a que des rappots, disons, ponctuels (uniformes, discipline SS, travail de bagnard, absence de soins médicaux, sous-alimentation, violences physiques, humiliations constantes, crématoires, etc., sont semblables dans tous les Lager) avec un Vernichtungslager, un camp d'anéantissement, dont on ne doit pas ressortir vivant. Ce qui les différencie fondamentalement, c'est l'adjonction d'une chambre à gaz dans les usines de mort montées pour un seul usage : anéantir.
Ce genre d'univers n'a jamais existé préalablement et reste donc incomparable. Il n'y a pas de sélections dans le monde concentrationnaire de base alors qu'elles sont incessantes dans le monde de l'anéantissement.
Je crois, très sincèrement, que ce n'est pas par hasard que les principaux lieux de mort ont été installés par les nazis en Pologne. Disons que le « terrain », le « climat mental » s'y prêtaient. L'argument géographique selon lequel cela serait lié à la position centrale de ce pays sur le plan ferroviaire ne me paraît pas convaincant.
Les Polonais forment un peuple qui sait mourir. Il l'a prouvé par son courage, en 39, en chargeant les chars allemands avec des lanciers à cheval. Mais ce peuple, fou de courage, ne sait pas vivre. Il l'a démontré lors de l'extermination de ses citoyens juifs, une minorité nationale qui représentait 10 % de sa population totale, un groupe d'une valeur intellectuelle incommensurable. A Varsovie, en 39, paraissait chaque jour une cinquantaine de quotidiens en yiddish, avec des tirages certes très souvent confidentiels mais ils existaient et entretenaient un foyer intense d'idées. Sans parler des centres culturels d'une vivacité mentale inouïe, comme Wilno, la Jérusalem du Nord, pour n'en citer qu'un. Il n'existait pas une rue, pas une maison, pas un logement de cette ex-capitale où on ne trouvait un homme penché sur le Talmud, la Gemârâ, ou une Thora.
Un homme en prière, un homme qui enseignait, un homme en « réflexion », un homme en « interrogation ».
Il n'en reste que des cendres.
Les Polonais ont été les seuls à prendre les ennemis (les Juifs) de leurs ennemis (les Allemands) pour des ennemis. Et le seul pays d'Europe à connaître un pogrom, APRES Auschwitz, a été la Pologne. Dans la ville de Kielce, en 1947.
Des camps d'extermination, en Pologne, à ma connaissance, il y en a six qui ont été de formidables moulins de mort : Belzec, Chelmno, Sobibor, Auschwitz, Majdanek, Treblinka. Je laisse de côté les ghettos et les fosses communes des Einsatzgruppen SS. La mort en série y a sévi avec la même violence, mais sous d'autres formes que celles des usines à tuer proprement dites. Et on ne peut oublier que lorsque les SS lettons ont entamé la liquidation des restes du ghetto de Varsovie, le jour de Pâques 43, les Polonais qui sortaient de la messe ont, du haut de la passerelle qui reliait deux parties de la ville « aryenne », applaudi au massacre. Pendant que Marie crevait à Ravensbrück, que Marie-Madeleine était forcée de se prostituer dans un bordel ukrainien, que joseph crachait ses poumons à Buna, qu'Anne et Marthe rendaient l'âme à Bergen-Belsen et que Jésus était crucifié chaque matin dans un ghetto, un des peuples les plus ancrés dans un catholicisme compulsif applaudissait à leur mort.
Dans l'Europe occupée, l'Allemagne a laissé une constellation de lieux maudits dont l'Histoire gardera les noms, mais essayer, ou plutôt tenter de survivre à Dachau par exemple signifiait une possibilité très, très réduite, certes, mais une possibilité quand même de surnager, alors qu'entrer à Treblinka voulait dire : néant.

Joseph BIALOT, C'est en hiver que les jours rallongent, Paris, éditions du Seuil, 2002, extraits entre les p.153 à 155