Le massacre de Gardelegen

Après un long et pénible transport depuis Ellrich, le train ayant été mitraillé par l'aviation alliée, la locomotive rendue inutilisable, nous quittions la station de Mietze et devons continuer à pied. Tout le long de la route gisent des cadavres, qui ont subi les méfaits d'une colonne nous ayant devancés. Nous marchons toute la nuit, traversant plusieurs villages, et nous arrivons au petit matin à la ville de Gardelegen.

Encadrés par les SS et leurs nouvelles recrues, nous nous acheminons par un petit chemin hors de la ville. Devant un canon en batterie, un chef, jumelles en mains, surveille les abords d'une route située en dessus de la ville ; au loin, une grange en plein champ.

Derrière nous, une sentinelle tire un coup de feu pour nous obliger à rentrer plus rapidement. À l'intérieur, se trouve une couche de paille assez épaisse. Chacun cherche un coin pour se reposer de son mieux. C'est à ce moment que le feu appa­rait sous la porte fermée. C'est ainsi que nous nous retrouvons bloqués à l'intérieur. Immédiatement, chacun essaie d'éteindre le feu en tapant dessus, avec sa propre couverture. Quelques minutes après, un chef SS apparaît : il porte une torche enflammée dans une main et un revolver dans l'autre. Nous réalisons de suite les risques courus. Un camarade, couteau à la main, se jette sur le SS ; celui‑ci, méfiant, se retourne et, froidement, l'abat d'une balle.

Un tas de paille plus important prend feu à son tour. Pour nous défendre, nous faisons l'impossible pour refouler la paille plus au centre. Le toit, assez élevé, n'est pas touché. Certains arrivent à ouvrir les portes pour essayer de sortir. Mais, à ce moment, les sentinelles n'hésitent pas à tirer sur tous ceux qui sortent, avec des mitraillettes.

C'est un véritable massacre. La plupart succombent. Les victimes tombent sur la paille qui s'est embrasée. Me trouvant, miraculeusement, derrière une pile de morts tombés vers une porte, je suis, de ce fait, protégé du feu et des balles.

Un moment, je sens mes pieds qui commencent à avoir chaud, le feu se rapproche. J'essaie de me dégager, avec bien des difficultés. Face à moi, à une dizaine de mètres, une senti­nelle me prend pour cible. Les balles sifflent à mes oreilles. Enfin, je réussis à m'accroupir, derrière les morts ; une balle m'érafle le dos. Dehors, la nuit tombe. Me déplaçant vers le centre de la grange, je m'étends entre deux cadavres ; à cet endroit, la paille se trouve en partie dégagée. La fusillade a ralenti, cependant que de violentes explosions de grenades sèment la mort un peu partout. Epuisé, je finis par m'endormir.

De bonne heure, le matin, un bruit de pelles et de pioches me réveille. Dehors, on creuse une fosse pour ensevelir les cadavres. Ceux‑ci sont tirés, au dehors, à l'aide de crochets ; c'est vraiment macabre ! Des coups de feu crépitent encore de temps à autre, achevant les blessés. J'arrive péniblement à me traîner jusqu'à l'autre côté de la grange. J'aperçois un cama­rade qui se lève, sort par une des portes non surveillées. Les sentinelles nous croient tous morts. Suivant des yeux mon camarade, je voudrais pouvoir le suivre, mais je suis dans l'impossibilité de marcher, et je ne bouge plus. Bientôt, ce camarade revient sur ses pas, une sentinelle l'a interpelé, et un coup de feu me fait comprendre que tout est fini pour lui. La fumée est toujours dans la grange. Dehors, il fait beau. Les fossoyeurs font toujours leur triste besogne.

Des civils, avec pelles et pioches, s'en vont, alors que l'on entend quelques coups de canon, assez lointains. Pour la deuxième fois, la nuit tombe, me laissant au milieu de nombreux cadavres. SS et fossoyeurs sont partis. Au matin, la fumée a disparu. Bien des morts (environ 300) ont été ensevelis. Pas très loin de moi, cela remue fébrilement. Quelqu'un rentre dans la grange et ressort aussitôt, et rentre à nouveau. On parle, je ne comprends pas. Dans un coin, un déporté pleure, se lève. Je réalise ce que le visiteur a voulu dire : « Les Américains sont arrivés la veille ». Je comprends la fuite de nos sentinelles.

L'homme s'approchant, je me lève à mon tour ; il en est tout surpris. Il m'aide à sortir, et me fait coucher sur une couverture. Plus tard, un chariot trainé par des hommes emmène les bles­sés, accompagnés par les quelques survivants qui peuvent marcher. Nous sommes dirigés vers un poste américain où, après discussion, on fait venir une ambulance. Celle‑ci nous conduit dans une infirmerie où docteurs et infirmières sont allemands. On me soigne pour mes blessures et une pneumonie Un docteur américain, accompagné d'infirmiers, après m'avoir examiné, me déclare transportable. Cette fois‑ci, je suis dirigé vers l'hôpital de Gardelegen, sous contrôle américain. Au bout d'un mois et demi, après récupération de mon poids, je suis rapatrié par la Belgique, pour arriver chez moi, le 14 juin 1945.

Aujourd'hui, de la grange, il ne reste que les soubassements qui en marquent l'emplacement, et un pan de mur que les Allemands ont utilisé pour en faire un monument à la mémoire des victimes. Un peu plus loin existe le cimetière, qui garde les 1016 tombes où reposent désormais nos camarades.

Georges CRETIN, Le Serment, 1973, n°94