Le Bunker 2 - Chambre à gaz dite « Maison blanche » - Printemps-été 1944

Pouvez-vous décrire le Bunker 2 tel que vous l'avez vu ?

C'était une petite ferme qui avait certainement appartenu à des paysans du coin, avec le toit recouvert de chaume. On nous a ordonné de nous placer face à un côté de la maisonnette, près de la route qui passait devant. D'où nous étions, on ne pouvait, en théorie, rien voir, ni à gauche ni à droite. Le soir tombait, les murmures étaient devenus des bruits distincts de gens venant dans notre direction. Moi, toujours un peu curieux, je me suis approché pour essayer de voir ce qui passait. J'ai vu des familles entières attendant devant la chaumière : des hommes jeunes, des femmes, des enfants. Il devait y avoir deux cents ou trois cents personnes en tout. Je ne sais pas d'où ils venaient, mais je suppose qu'ils avaient été déportés d'un ghetto polonais. Par la suite, quand j'ai compris le fonctionnement du système de mise à mort, j'ai pu en déduire que ces gens avaient été envoyés au Bunker 2 parce que les autres étaient pleins. C'est aussi pour cela qu'ils ont eu besoin de main-d'œuvre supplémentaire pour faire le sale boulot.

Les gens se sont-ils déshabillés devant la porte ou dans une baraque?

A cette époque, les baraques de déshabillage devant le Bunker 2 avaient été démantelées. En tous les cas, moi, je ne les ai pas vues et les gens étaient forcés de se déshabiller sur place, devant la porte. Les enfants pleuraient. La peur et l'angoisse étaient palpables ; les gens étaient réellement désemparés. Les Allemands leur avaient probablement dit qu'ils iraient à la douche et qu'ensuite ils recevraient à manger. Même s'ils avaient compris la vérité, il n'y avait plus grand-chose à faire, les Allemands auraient exécuté sur place quiconque aurait tenté quoi ce soit. Ils n'avaient plus aucun respect pour la personne humaine, mais ils savaient qu'en laissant les familles ensemble, ils évitaient les actes désespérés.

Finalement, ils ont été forcés d'entrer dans la maisonnette. La porte s'est refermée. Une fois tout le monde dedans, un petit camion, portant le symbole de la Croix-Rouge sur les côtés, est arrivé. Un Allemand plutôt grand en est sorti. Il s'est approché d'une petite ouverture en hauteur sur l'un des murs de la maisonnette. Pour l'atteindre, il a été obligé de monter sur un escabeau. Il a pris une boîte, l'a ouverte et en a jeté le contenu par la petite ouverture. Puis il a refermé l'ouverture et est reparti. Les cris et les pleurs, qui n'avaient pas cessé, ont redoublé après quelques instants. Ça a duré dix ou douze minutes, puis plus un bruit.

Quant à nous, on nous a ordonné de nous diriger derrière la maison. J’avais remarqué, en arrivant, une lueur étrange provenant de cette direction. En m'approchant, j'ai compris que la lumière était celle du feu brûlant dans les fosses, à une vingtaine de mètres de là.

Vous souvenez-vous de ce que vous avez pensé en voyant tout cela?

C'est difficile de se rendre compte aujourd'hui, mais on ne pensait à rien, on ne pouvait pas échanger le moindre mot entre nous. Pas parce que c'était interdit, mais parce qu'on était terrorisés. Nous sommes devenus des automates, obéissant aux ordres en essayant de ne pas penser, pour pouvoir survivre encore quelques heures. Birkenau était un véritable enfer, personne-ne peut comprendre ni entrer dans la logique de ce camp. C'est pour cela que je veux raconter, raconter tant que je le pourrai, mais en me fiant uniquement à mes souvenirs, à ce que je suis certain d'avoir vu et rien de plus.

Les Allemands nous ont donc envoyés de l'autre côté de la maison, là où se trouvaient les fosses. Ils nous ont ordonné d'extraire les corps de la chambre à gaz et de les déposer devant les fosses. Moi, je ne suis pas entré dans la chambre à gaz, je suis resté là à faire les allers-retours entre le Bunker et les fosses. D'autres hommes du Sonderkommando, plus expérimentés que nous, étaient chargés de disposer les corps dans les fosses en faisant en sorte que le feu ne s'éteigne pas. Si les corps étaient trop serrés, l'air ne pouvait pas passer et le feu risquait de s'éteindre ou de diminuer d'intensité. Cela avait rendu furieux les kapos et les Allemands qui nous surveillaient. Les fosses étaient en pente, de sorte qu'en brûlant, les corps dégageaient de la graisse humaine qui coulait tout le long de la fosse jusqu'à un angle, où une sorte de cuve avait été formée pour la recueillir. Quand le feu menaçait de s'éteindre, les hommes devaient prendre un peu de cette graisse dans la cuve, et en jeter sur le feu pour raviver les flammes. Je n'ai vu cela que dans les fosses du Bunker 2.

Après deux heures de ce travail particulièrement pénible, on a entendu le grondement d'une motocyclette approchant. Les anciens ont murmuré avec terreur : « Malahamoves ! » C'est là que nous avons fait la macabre connaissance de 1'« Ange de la mort ». C'est par ce mot en yiddish que les détenus qualifiaient le terrible SS Moll. Il suffisait d'un regard de sa part pour qu'on se mette à trembler. On n'a pas mis longtemps à découvrir sa cruauté et son plaisir sadique à nous maltraiter. Il n'avait pas encore posé les pieds par terre qu'il hurlait déjà comme une bête furieuse : « Arbeit ! » « Au travail, chiens de Juifs ! » Le rythme s'est nettement accéléré à son arrivée. Quand il s'est rendu compte que nous étions deux pour porter un corps, il s'est mis à s'énerver et à hurler: « Nein ! Nur eine Person für einen Toten ! » « Une personne, un mort ! » Porter un cadavre à deux n'était déjà pas facile sur cette terre boueuse où nos pieds s'enfonçaient. Mais seul ! Je ne sais pas comment j'ai fait pour tenir, je me sentais à bout.

A un moment donné, j'ai vu l'un des hommes qui tenait un cadavre s'arrêter et rester ainsi immobile. Il devait avoir quelques années de plus que moi, à peine vingt-cinq ans. Tous ceux qui passaient à côté de lui, entre le Bunker et les fosses, lui enjoignaient de se bouger avant que Moll ne le remarque. Mais il ne répondait à personne et restait ainsi immobile, fixant l'infini. Quand Moll l'a vu, il s'est approché de lui en hurlant : « Du verfluchter Jude ! » « Toi, maudit Juif ! Pourquoi ne travailles-tu pas, espèce de chien juif ? Bouge-toi ! » Et il s'est mis à le fouetter avec force. Mais l'homme est resté immobile, comme si plus rien ne pouvait l'atteindre ; il n’a même pas essayé de se protéger pour éviter les coups. A mon avis, il avait complètement perdu la raison, son esprit n'était déjà plus de ce monde. Il ne semblait plus sentir ni la douleur ni la peur. L'Allemand, furieux de cette offense et de ce manque de réactivité à ses coups, a sorti un pistolet de sa ceinture. Nous, on continuait à aller et venir. On l'a vu tirer un coup en visant l'homme à une distance de quelques mètres. Mais, comme si la balle ne l'avait pas atteint, l'homme est resté debout, immobile. Comment pouvait-il ne pas être tombé mort après ce coup fatal ? On ne savait plus quoi penser. L'Allemand, encore plus nerveux, a tiré un deuxième coup avec le même pistolet. Mais toujours rien ; les balles, le bruit, la peur, rien ne semblait l'atteindre. On a pensé qu'il s'agissait d'un miracle, mais d'un miracle qui ne pourrait pas durer éternellement. Je me trouvais par hasard à côté de Moll quand je l'ai vu ranger son pistolet et en prendre un autre de plus gros calibre. Il a tiré un coup et le pauvre homme est tombé, mort. J'ai eu la malchance de me trouver près du corps à ce moment-là. Je revenais de la fosse, les mains vides, pour prendre un autre cadavre. Moll m'a fait un signe : « Du ! Komm her ! » « Viens là ! » Il m'a ordonné de porter le cadavre avec un autre détenu et de l'emmener devant les fosses. On avait à peine fait quelques mètres qu'il s'est mis à hurler, comme s'il venait de penser à quelque chose: « Halt !!! Ausziehen ! » Il a dit que les vêtements appartenaient au IIIe Reich et ne pouvaient pas être brûlés avec le mort, car ils serviraient à d'autres prisonniers. Il nous a ordonné de le déshabiller. Déshabiller un mort encore chaud, un homme qu'on connaissait... Mais je n’avais bien sûr pas le choix, à moins de subir moi aussi le même sort que le pauvre homme. On ne savait plus quoi penser, on était hors du monde, déjà en enfer. Quand son corps a été jeté dans la fosse, on a vu le sursaut du brasier, comme quand on jette un morceau de bois dans une cheminée, le feu reprend de plus belle, subitement, comme pour mieux avaler le corps. Jusque-là, je' m'étais en quelque sorte interdit de penser à tout ce qui se passait, il fallait faire ce qu'on nous ordonnait comme des automates, sans réfléchir. Mais en voyant le corps brûler, j'ai pensé que les morts avaient peut-être plus de chance que les vivants ; ils n'étaient plus obligés de subir cet enfer sur terre, de voir la cruauté des hommes.

Shlomo VENEZIA, Sonderkommando. Dans l'enfer des chambres à gaz, (en collaboration avec Béatrice Prasquier) Paris, Albin Michel, 2007, pp.87-94