L’art du sabotage (Melk)

Quant à expliquer comment il pouvait se faire qu’une galerie qui aurait dû atteindre dans les trois cents mètres de profondeur ne dépassait pas le tiers du chiffre calculé, les géomètres en perdaient leur latin.

Ils y seraient peut-être encore à se chamailler depuis cinquante ans bien pesés, si l’un de ces maîtres métreurs ne s’était appuyé à la paroi et n’y avait découvert le pot aux roses. Une marque au marteau-piqueur rebouchée. C’est ainsi qu’on repérait équipe par équipe l’avancée quotidienne. En faisant une entaille dans la roche, en l’encadrant au crayon bleu gras, et en notant sur la paroi, le jour, le numéro de l’équipe et la mesure de l’avancée réalisée.

Après les débuts où les contrôleurs avaient été sur notre dos, leur surveillance se relâchant, nous avions trouvé le système : il suffisait, en arrivant, de reboucher la marque de l’équipe précédente, d’en faire une autre deux mètres en arrière, de ramasser au bout d’un doigt les traces au crayon gras et de les rapporter autour de l’entaille nouvelle. Il ne nous restait plus à avancer que de cinquante ou soixante centimètres pour donner au surveillant la satisfaction d’enregistrer une avancée de deux mètres cinquante pour l’équipe.

Bien sûr, nous savions que la supercherie serait découverte un jour ou l’autre. Mais on pouvait toujours espérer que la libération interviendrait avant...

Nous avons pris l’une des plus belles volées de notre vie. Les surveillants se sont emparés des pelles, des bouts de bois qui traînaient et ils nous ont roués de coups. Pour ma part, j’en ai reçu un du tranchant d’une pelle dans la cage thoracique. J’en ai pleuré et je ne sais toujours pas si c’était de rire devant la fureur des Allemands et de leur déconfiture ou de douleur d’une côte cassée.

Tous les autres étaient dans le même état que moi. Et le rire qui nous secouait venait non seulement de la tête des Allemands, mais du raisonnement qu’ils se garderaient bien d’aller raconter cette histoire aux SS, craignant au moins d’être envoyés sur le front de l’Est en punition de leur négligence à notre égard.

Jean-Claude DUMOULIN, Du côté des vainqueurs : au crépuscule des crématoires, Paris, Éd. Tirésias, 1999, p. 96-97