La rumeur se répand : c'est le camp de concentration de Natzweiler-Struthof

Les véhicules s'arrêtent brutalement. Nous sommes déchargés comme du bétail devant un portail balayé par des projecteurs qui nous aveuglent. La nuit commence à tomber. Le spectacle a quelque chose d'hallucinant. La rumeur se répand : c'est le camp de concentration de Natzweiler-Struthof, en Alsace. Personne ne connaît.

Les contours d'un camp se détachent. Des baraquements s'étagent, en terrasses, sur le flanc d'une colline en forte pente. L'obscurité naissante m'empêche de percevoir les détails. Sur les deux ou trois miradors les plus proches, des gardiens en faction sont prêts à tirer. Deux enceintes parallèles de fils de fer barbelé entourent le camp et forment un chemin de ronde. Mon regard reste rivé sur le portail grillagé: il est d'une banalité incroyable, sans fioritures, à deux battants. Des SS s'affairent autour d'une guérite. [...] rien, pas de fronton, pas de slogan, pas de littérature, pas de fantaisie.[…]

Les SS et leurs chiens nous entourent. Nous devons nous placer en rang par cinq devant le portail. Ce n'est pas chose facile pour ces soixante nouveaux, de tous âges et de toutes origines. Les SS se déchaînent, les coups pleuvent, les insultes fusent. Les hommes de grande taille écopent, les petits - je mesure 1,66 m - y échappent. J'en prends note. Les insultes font mouche : proférées en allemand, elles ne touchent que ceux qui comprennent. J'encaisse. « Sauhaufen », bande de truies, « Schweinebande », tas de cochons, « Schweinhund », cochon saligaud. Dépossédés de notre condition humaine, nous sommes réduits à l'animalité. Je suis pris dans le processus de déshumanisation et je n'ai pas encore franchi le portail du camp. Un SS hurle au moment de notre passage : « 60 Stück ». Nous sommes dorénavant des objets, des pièces à usiner, des machins, des trucs... Je me rappelle soudain mon voisin fermier de Forbach comptant ses têtes de bétail à l'étable : Stück, disait-il.

La violence des mots devant l'entrée du camp me traumatise plus que les premières violences physiques. Le portail se referme sur nous. A l'incertitude du lendemain vient de s'ajouter la terreur, verbale et physique.

René BOULANGER, Un fêtu dans les bourrasques de l'Histoire - Les tribulations d'un jeune Lorrain pendant la Seconde Guerre mondiale, Woippy, Editions Serpenoise, 2007, p.85