La Durchfallstation vit à son rythme, sélections en moins

Block 19. Janvier 45.
La Durchfallstation vit à son rythme, sélections en moins. Chaque jour on évacue les morts, chaque jour de nouveaux admissibles à la chiasse mortelle occupent les lits libérés. Dehors, tout est blanc. La neige couvre les toits, bouche les trous dans la chaussée. Après la tombée des flocons, tout devient encore plus mélancolique mais la lumière apportée par cette blancheur fait du bien.
Le malheur individuel banalisé reste un malheur mais différemment ressenti. Nous ne sommes plus, dans cet hôpital, que des atomes isolés au milieu d'une catastrophe générale et, bien que partie intégrante du désastre, nous ne le percevons plus d'une façon globale, mais à la façon d'un combattant seul sous un bombardement. Tout s'écroule autour de lui, mais les plans stratégiques de l'état-major ne le concernent pas. Pour lui, ne compte que l'instant qui lui reste à vivre: durer, voilà la question, l'unique. Nous ne sommes plus dans cette salle immense que des membres d'un ghetto d'un type nouveau, un lieu clos dans un camp nazi. Ce qui se passe à l'extérieur nous intéresse, évidemment, mais le premier problème est de rester là, au chaud.
Pendant la pause, le massacre continue, la guerre aussi. Nous ne savons pas encore qu'elle va nous rattraper.
Pour un pensionnaire du Lager, la guerre reste une belle chose. Bien sûr, on s'y étripe, on y meurt dans la merde comme partout où l'on s'entre-tue, évidemment la sauvagerie refait son apparition au « champ d'honneur», sans aucun doute le cerveau archaïque y reprend le dessus, mais entre les combats, dans les moments de répit que cette charogne laisse aux hommes, on vit. De plus, les « lois de la guerre » existent. Il y a du moins des conventions signées à froid entre nations, la convention de Genève, le rôle de la Croix-Rouge aussi! Selon ces accords, on n'y tue pas les blessés. Alors qu'ici ... ce sont les vivants qu'on achève. C'est le pays du non-droit, du sans dieu, du sans âme, du sans pitié. Le pays du rien! Il n'y a pas de « merci» à Auschwitz. Quant à la Croix-Rouge si rassurante, il paraît qu'elle est passée une fois au camp. Quelqu'un a dû lui parler de cet endroit bizarre. Oui, que la guerre est belle, vue du Lager.

Joseph BIALOT, C'est en hiver que les jours rallongent, Paris, éditions du Seuil, 2002, extraits entre les p.136 à 138