Impressions d'Auschwitz

Je lis avec émotion dans le dernier numéro de votre Bulletin mensuel « Evocation » de Jacques Lubetzki. Il évoqué la marche des Hébreux vers la « Terre Promise » et fait ,un rapprochement piquant entre les six colonnes de flammes et de fumée qui guidaient le peuple élu dans son pénible exode. Je ne suis pas Israélite, mais j'ai vécu avec eux à Birkenau la vie monstrueuse qui leur était réservée. Sort bien propre à nous faire rechercher dans le passé du monde, traitement semblable infligé à des êtres humains. Cherchez dans les temps les plus lointains, remontez le cours des âges, jamais pareil anéantissement de l'homme n'a été réalisé. Qu'est-ce que Attila avec ses Huns, Néron à Rome, les Champs Catalauniques, Verdun à côté de Birkenau ? De minuscules épisodes dramatiques où périrent quelques centaines de milliers de victimes. […]

Voulez-vous que j'évoque une pensée qui m'a toujours obsédé à Birkenau et que je ne trouve exprimée dans aucun récit des horreurs de cet enfer terrestre. Quand, le matin, nous partions au travail et à notre rentrée le soir, harassés, le ventre creux, et la chair meurtrie, que voyons-nous? A l'entrée du camp, quarante musiciens jouant des airs graves ou frivoles, pendant que nous cadencions le pas sous l'œil cruel de „nos gardiens

Pour quoi cette mascarade? Pour honorer, au sens boche, le travail ! Pour, saluer les misérables travailleurs dans leur besogne de bagnards, pour ironiser leur détresse.
Mais, pendant ce temps, nous regardions l'horizon. Embrasé, comme d'un soleil couchant, c'étaient les bouches infernales qui crachaient leurs feux vers le ciel. Ils puisaient leur aliment dans les entrailles des crématoires et des fosses d'incinération. Ainsi disparaissaient à jamais les corps d'êtres bien aimés assassinés en quelques minutes. Papa, maman, ma fille, mon fils, c'est peut-être toi qui brûles, demain, ce sera mon tour,
Quel chant funèbre, quel satanique mise en scène ! Ah ! cette musique! Dante n'y avait pas pensé.

Mon cher Lubetzki, vous avez perdu les vôtres sur ce coin de terre maudit, vous êtes revenu seul. Moi, je n'y ai laissé personne, mais, à mon retour, j'ai dû apprendre la mort, au combat pour la libération de notre France, de deux de mes fils. Je vous serre la main bien fort, car j'admire vos sentiments de courage civique et patriotique. Vous recommencez votre vie et vous voulez servir. Admirable langage après tant de douleurs.

Toute ma sympathie et mes encouragements.

E. JUNGUENET, « Impressions d'Auschwitz », bulletin Après Auschwitz, n°6, décembre 1945 - janvier 1946, pp.2-3