Ils veulent faire un jardin à l'entrée du camp

Ils veulent faire un jardin à l'entrée du camp.
Ce n'est pas très lourd, deux pelletées de terre. Cela s'alourdit à mesure. Cela s'alourdit et ankylose les bras. Nous nous risquons à mal tenir les coins du tablier pour que la terre coule un peu. Si une furie le voit, elle nous assomme. Nous le faisons pourtant, c'est trop lourd.
Parmi les hommes il y a un Français. Nous rusons et calculons notre course pour que ce soit lui qui nous serve. Nous essayons d'échanger quelques mots. Il parle sans bouger les lèvres, sans lever les yeux, ainsi qu'on apprend à parler en prison. Il faut trois tours pour une phrase.
La ronde ne va plus assez vite. Les furies crient plus fort, battent plus fort. Il se forme des encombrements, parce que des femmes s'affaissent et que leurs camarades les aident à se relever, tandis que les autres, derrière, poussées par les coups, veulent continuer de courir. Et aussi parce que les juives croient qu'elles sont plus battues que nous et viennent se glisser entre nos robes rayées. Elles nous font peine. Elles nous font peine à cause de leur accoutrement. Elles n'ont pas de tablier. On leur a fait mettre leur manteau devant derrière, boutonné dans le dos pour qu'elles prennent la terre dans le bas du manteau qu'elles tiennent à l'ourlet. Elles ont de l'épouvantail et du pingouin, avec les manches à l'envers qui embarrassent les bras. Et celles qui ont un manteau d'homme fendu ... Un comique terrifiant.
Elles nous font pitié mais nous ne voulons pas nous séparer. Nous nous protégeons mutuellement. Chacune veut rester près d'une compagne, qui devant une plus faible pour recevoir les coups à sa place, qui derrière une qui ne peut plus courir pour la retenir si elle tombe.
Le Français est arrivé depuis peu. Il est de Charonne. La résistance s'étend en France. Nous affronterions n'importe quoi pour lui parler. Courir à la porte - schnell - passer - weiter - basculer sur la planche au-dessus du fossé - schneller - vider le tablier - courir - attention aux barbelés - de nouveau la porte il y en a toujours une sur qui on marche c'est là qu'est l'officier avec sa canne maintenant - courir jusqu'aux hommes tendre son tablier - coups de bâton - courir vers la porte. Une course hallucinée.
Nous pensons à nous sauver pour nous cacher dans un block. Impossible, toutes les issues sont gardées par des bâtons. Celles qui tentent de forcer les barrages sont rouées.
Défendu d'aller aux cabinets. Défendu de s'arrêter une minute. Au début, ralentir est plus pénible que maintenir la course. Au moindre ralentissement, les coups redoublent. Après, nous préférerions être battues et ne pas courir, nos jambes n'obéissent plus. Mais, dès que nous ralentissons, les coups s'abattent si terribles que nous nous remettons à courir.
Des femmes tombent. Les furies les sortent du rang et les traînent à la porte du 25. Taube est là. La confusion augmente. Les juives sont de plus en plus nombreuses entre nous. A chaque tour, notre groupe se défait. Nous réussissons à rester ensemble deux par deux. Ces deux-là ne se quittent pas, elles se tiennent et se tirent l'une l'autre quand au passage de l'entrée elles sont prises dans la panique de celles sur qui on marche et de celles qui ont peur de tomber sur les autres. Une course hallucinée.
Des femmes tombent. La ronde continue. Courir. Courir toujours. Ne pas ralentir. Ne pas s'arrêter. Celles qui tombent, nous ne les regardons pas. Nous nous tenons deux par deux et c'est une attention de toutes les secondes. On ne peut pas s'occuper des autres.
Des femmes tombent. La ronde continue. Schnell. Schnell.
Le parterre s'agrandit. Il faut allonger le circuit. Courir. Passer sur la planche branlante qui plie de plus en plus - schnell - verser la terre - schnell-la porte - schnell- remplir son tablier - schnell - la porte encore - schnell - la planche. C'est une course hallucinée.
Pour penser à quelque chose, nous comptons les coups. À trente, c'est un tour qui n'a pas été dur. À cinquante, nous ne comptons plus. Le Français est tenu à l'œil. Un kapo est à son côté. Nous ne pouvons plus nous faire servir par lui. Quelquefois nous échangeons un regard. Entre ses dents, il dit : « Les salauds, les salauds. » Un nouveau. Il a des larmes. Il nous plaint. Pour lui, c'est moins pénible. Il reste en place et il ne fait pas froid.
Nos jambes enflent. Nos traits se crispent. A chaque tour nous sommes plus défaites. Courir - schnell - Ia porte - schnell - la planche - schnell - vider la terre - schnell - barbelés - schnell - la porte - schnell - courir - tablier - courir - courir courir courir schnell schnell schnell schnell schnell. C'est une course hallucinée.
Chacune regarde les autres de plus en plus laides, et ne se voit pas.
Près de nous une juive quitte la file. Elle va vers Taube, lui parle. il ouvre la porte et lui donne une gifle qui l'envoie à terre dans la cour du 25. Elle a abandonné. Quand Taube se retourne, il fait signe à une autre, qu'il jette aussi dans la cour du 25. Nous courons autant que nous pouvons. Qu'il ne croie pas que nous ne pouvons plus courir.
La ronde continue. Le soleil est haut. C'est l'après-midi. La course continue, les coups et les hurlements. A chaque tour, d'autres tombent. Celles qui ont la diarrhée sentent mauvais, Des coulées de diarrhée sèchent sur leurs jambes. Nous tournons toujours. Jusques à quand tournerons-nous ? C'est une course hallucinée que courent des faces hallucinées.
En vidant notre tablier, nous regardons où en est le parterre. Nous le croyions achevé que la couche de terre n'était pas assez haute. Il fallait recommencer.
L'après-midi-s'avance. La ronde continue. Les coups. Les hurlements.

Quand Taube a sifflé, quand les furies ont crié: « Au block ! », nous sommes rentrées en nous soutenant les unes les autres. Assises sur nos carrés, nous n'avions pas la force de nous déchausser. Nous n'avions pas la force de parler. Nous nous demandions comment nous avions pu, cette fois encore.
Le lendemain, plusieurs des nôtres entraient au revir. Elles sont sorties sur la civière.
Le ciel était bleu, le soleil retrouvé. C'était un dimanche de mars.

Charlotte DELBO, Auschwitz et après I, Aucun de nous ne reviendra, Paris, Les éditions de minuit, 1970, extraits entre les p.144 à 149