Ils ont sur le front et sur chaque joue une croix noire

Un matin de la fin juillet 1943, à Heinkel, je quitte pour la première fois mon camarade Jean Cuelle. Avec notre groupe de Picards, nous avons fait le voyage de janvier ensemble, nous avons été immatriculés ensemble (58238 pour lui, 58 240 pour moi) et nous sommes au même poste au Halle 6. Mais aujourd'hui je vais au grand camp me faire arracher une dent au Revier. L'extraction faite, je suis conduit à une baraque de Sachsenhausen pour attendre le camion qui me ramènera le soir à Heinkel. C'est alors que je rencontre Himbert, un camarade d'Abbeville comme moi. II est content de me voir, mais malheureusement il a une terrible nouvelle à m'annoncer. Par une lettre de ses parents, il a appris qu'un raid de l'aviation alliée a eu lieu le 18 juillet 1943 sur Abbeville. Plusieurs bombes sont tombées devant le cinéma et près de la Kommandantur, qui n'a pas été atteinte. Dans ma rue, plusieurs personnes ont été tuées, dont mon père et mon frère ; ma mère et ma grand-mère ont été blessées et transportées à l'hôpital, notre maison a été détruite, il y a eu dix-huit morts au total.

En apprenant cette tragédie, désespéré, je sors comme un fou du baraquement, bien que cela soit défendu. Je me glisse entre les Blocks et soudain un spectacle hallucinant me ramène à la réalité. Entre deux baraquements, des détenus sont assis de chaque côté d'une table, les jambes et les mains entravées par des chaînes. Ils trient tant bien que mal des boulons sur la table, mais ce qui me parait le plus bizarre est qu'ils ont sur le front et sur chaque joue une croix noire faite à la peinture ou au goudron. Je m'approche d'eux quand celui qui est le plus près me dit en français de partir vite, que je suis ici dans une zone interdite. Mais je veux savoir : pourquoi ces croix sur la figure, pourquoi les pieds et les mains liés ? Il me répond qu'ils sont condamnés à mort.

Je n'en saurai pas davantage, car un SS, ayant entendu parler, sort du baraquement et je suis déjà loin quand il frappe à coups de crosse plusieurs des détenus enchaînés. Le soir, je rentre normalement à Heinkel, mais j'aurai beaucoup de mal à surmonter tous les événements dramatiques de cette journée.

Michel GROUX, in Sachso. Au cœur du système concentrationnaire nazi, par l'Amicale d'Oranienburg-Sachsenhausen, Paris, ed. Pocket, collection Terres humaines, 2005, pp.315-316.