La population du camp s’accroît dans des proportions fabuleuses. Nous sommes au centre de la grande Allemagne, au point le plus éloigné des différents fronts. C’est vers nous qu’affluent, de Prusse, de Silésie, de Brandebourg, d’Autriche orientale, toutes les bandes de détenus repliés en hâte. Le camp d’Ebensee avait été prévu et construit pour héberger six mille Häftlinge. Le 15 avril, son effectif est de dix-huit mille. Il en meurt à toutes les minutes. Il en arrive davantage encore.
La crise des chemins de fer s’accentue. Les vivres manquent. La ration individuelle consiste en 1/6, puis 1/9 de pain de paille, pratiquement inassimilable. Plus de margarine, plus de saucisson, plus de marmelade. Un litre d’eau chaude à midi, bouillie avec des épluchures de pommes de terre. Et le soir, quelquefois, sous le nom de goulasch, un liquide jaune, amer, affreux au goût, où nage la valeur d’une cuillerée à café de poudre de rate de cheval. [...]
C’est dans ces conditions que furent créés les Block des « faibles » : le Block 23 et, bientôt après, le Schonungblock zwei. Le Block 23 recrutait ses éléments parmi les travailleurs inutilisables des différents Block du Lager. Le Blockältester, un géant jovial, énergique – d’une jovialité et d’une énergie authentiquement germaniques – avait reçu pour mission de confiance de « faire de la place ». Ses aides diligents, un Polonais musculeux dont six soupes quotidiennes honoraient les inestimables services, et un coiffeur italien dont les doigts agiles possédaient une connaissance professionnelle approfondie de l’anatomie de la nuque, étranglaient doucement, dans le silence de la nuit, ceux qui n’avaient plus la force de crier ou de se débattre.
Au Schonungblock 2, c’était encore plus raffiné. Les Schonungblock avaient été à l’origine des bâtiments destinés aux convalescents. Et de fait nous avons eu longtemps l’autorisation d’y transférer, avant qu’ils ne reprissent leur travail, nos malades et nos opérés encore imparfaitement guéris. En avril, le Schonungblock 2 devint en quelque sorte le vestibule du Krematorium. Le sergent sanitaire en avait fait une antichambre de la mort. Les consultants jugés trop mal en point pour pouvoir être récupérés y étaient dirigés directement, sans passer par le Revier. [...] Là, pas de soins, pas de médicaments. Autant dire pas de nourriture. Pas de linge. On couchait sans chemise, quatre ou cinq par paillasse. On baignait dans le pus, dans les matières fécales. Comme au Block des Juifs, d’ailleurs, où les malades étaient disséminés dans les lits, sous les lits, et où la puanteur était telle qu’il fallait un sacré courage aux Toten Träger (croque-morts) pour aller glaner les cadavres.
Néanmoins la « sélection naturelle » ne s’opérait pas assez vite au gré de l’Unterscharführer. Alors, au beau milieu de la nuit, on décide, au nom des principes de l’hygiène, de mener les clients aux douches. Ils se lèvent. On les rassemble dehors. Et ils attendent interminablement, absolument nus, les pieds clapotant dans une gadoue glacée.
Puis, au grand galop et sous le fouet, on les conduit à l’Entlausung. Ça commence à dégringoler. Il en tombe à l’aller, qu’un coup de pied judicieusement placé envoie dans l’autre monde. Il en tombe au retour. Et sous nos fenêtres, c’est un concert de plaintes et de supplications où se mêlent les mots les plus déchirants de toutes les langues européennes.
« Combien de décès dans les dernières vingt-quatre heures ? demande chaque matin, à 7 heures précises, l’Unterscharführer à son secrétaire.
– 374, Herr Unterscharführer.
– Gut ».
Ce « Gut » résume l’oraison funèbre des trois cent soixante-quatorze camarades disparus dans la nuit du 26 avril.