En résidence surveillée à Revel

Au cours de l’année 1940, la plupart des réfugiés de nationalité belge sont retournés chez eux. Seuls les Juifs d’origine étrangère et quelques Israélites français sont restés à Revel et dans ses environs.

Après quelques mois d’accalmie, l’administration préfectorale a ordonné le rassemblement, dans un camp dit « de famille », des Juifs d’origine étrangère. Nous étions réticents, mais nos moyens financiers modestes nous ont obligés à nous soumettre à cette contrainte. Il nous a bien fallu quitter nos nouveaux amis consternés, et la tranquillité de Revel…

Agde, le « camp de famille » promis, se trouvait environ à une centaine de kilomètres de Revel. Emmenés en train, nous y avons été accueillis par des gardes mobiles en armes. Ils ont séparé les femmes des hommes, et les familles ainsi disloquées ont été mises derrière les barbelés. Agde était d’une répugnante saleté, la promiscuité permanente, pénible et déprimante.

 « De nombreux camps d’internement, destinés aux “étrangers indésirables”, avaient été créés en 1938, sous la troisième République. » […]

Lors de la guerre d’Espagne, après la chute de Barcelone, en février 1939, on comptait plus de 500 000 réfugiés espagnols, civils et militaires, parqués dans ces lieux. Déjà, dans un rapport sanitaire, le médecin-chef des camps, le général Péloquin, indiquait que l’on avait dénombré 15 000 morts dus au manque de soins et d’hygiène dans les camps d’Argelès, de Saint-Cyprien et du Barcarès. Ce rapport précisait en outre que : « Les hommes s’y trouvaient réduits à l’état d’animaux. » Parmi les réfugiés espagnols qui étaient internés à Agde lors de notre arrivée, beaucoup étaient encore diminués et affaiblis par leurs blessures de guerre.

À partir de 1940, ces camps servirent à l’internement des Juifs, et de là un grand nombre furent déportés dès 1942. Beaucoup de vieillards et de malades y sont morts et enterrés, en particulier à Gurs. […]

Papa souffrait depuis longtemps d’une bronchite mal soignée, elle s’était transformée en tuberculose. Il a dû, aussitôt arrivé, être hospitalisé à Béziers, et ce fut le commencement de l’éclatement si redouté de notre famille.

À dix-sept ans, Erika s’était engagée comme infirmière et accompagnait quotidiennement les malades du camp à l’hôpital. Elle est venue en aide à ceux qui étaient plus malheureux qu’elle, jusqu’au moment où elle a contracté une hépatite et fut hospitalisée à son tour à Montpellier. J’étais impressionné par son dévouement. Me trouvant seul dans le camp des hommes et voulant absolument rejoindre ma mère restée également seule depuis l’absence de ma sœur, à la tombée du jour j’ai essayé de me glisser furtivement sous les fils de fer barbelés pour la rejoindre. Rattrapé par un garde mobile me menaçant de son fusil, je me suis trouvé la rage au cœur, frustré, humilié, obligé de rebrousser chemin.

Après quelques semaines affligeantes passées dans ces lieux, ma mère et moi avons enfin reçu l’autorisation de rendre visite à mon père et à ma sœur. Papa, très affaibli, malheureux de ne pouvoir nous aider, nous a suggéré de ne plus retourner au camp ! Nous avons suivi son conseil et avons trouvé un hôtel minable, où nous n’étions heureusement pas obligés de remplir une fiche d’identité. C’était important, nous n’étions pas en règle avec les autorités.

Ma mère me donna, en guise de repas du soir, un morceau de pain. Après quelques bouchées je lui proposai ce qui restait. « Je n’ai pas faim. Je suis seulement un peu fatiguée. Mange mon chéri ! »

Lorsque j’ai eu avalé la dernière bouchée, je me suis rendu compte de son pieux mensonge, mais un peu trop tard ! Après tant d’années, il me reste le remord d’avoir manqué à ce point de sensibilité.

De cette chambre, j’ai écrit de mon mieux à Tata Crayol pour lui faire part de notre situation et lui demander son aide. Chère et précieuse amie, sa réponse ne tarda pas. Elle avait même joint à sa lettre des tickets de pain. En raison des restrictions alimentaires, les achats ne pouvaient se faire qu’avec des tickets. Son envoi correspondait à la ration mensuelle d’une personne. Les tickets reçus étaient presque plus importants que l’argent.

Elle nous disait avoir fait des démarches auprès de la préfecture à Toulouse, pour que nous puissions revenir à Revel, se portant personnellement garante de notre famille. Plus tard j’ai pris connaissance de sa lettre qui traduisait bien sa générosité et sa grandeur d’âme. Un passage me reste en mémoire : « Mon mari, grand invalide de guerre, a fait don de sa vie à la Patrie et vient de mourir. Il aurait eu honte du sort réservé par la France aux réfugiés, venus ici chercher aide et protection ! »

C’est grâce à Louisette Crayol que nous avons pu revenir à Revel au début de l’année 1941, mais cette fois en résidence assignée et surveillée ! Dans un petit appartement, au rez-de-chaussée de la rue Notre-Dame nous nous sommes enfin trouvés de nouveau réunis.

En flânant près de ce nouveau logis, j’entendis le bruit d’une scie électrique. Curieux, je me suis arrêté devant une sorte de remise. Un homme sortit de l’atelier et avec bonhomie me demanda :

 « Tu cherches quelque chose, petit ? »

Jean Rouanet était ébéniste. Voyant ma curiosité et mon intérêt, il m’amena devant son établi et me montra de quelle façon on constituait avec des petits morceaux de bois d’essences variées, préalablement découpés, un assemblage en marqueterie. J’étais captivé !

Lorsqu’il m’a proposé de devenir son apprenti, j’ai accepté avec joie. Tout de suite j’ai aimé travailler le bois et l’odeur particulière qui régnait dans l’atelier. Depuis lors, j’ai un penchant pour les beaux meubles bien faits. « Du bel ouvrage », aurait dit Rouanet… J’ai encore en ma possession un plateau qu’il m’a aidé à réaliser pour l’anniversaire de ma mère, décoré de fleurs en marqueterie de style Louis XVI. Encore de nos jours, Revel est réputée pour ses copies de meubles de style et ses ateliers reconnus pour leur compétence dans la restauration des meubles anciens.

Mon patron me versait un salaire de cent francs par mois. Tout fier, je m’empressais de remettre cet argent à mes parents.

Jean Rouanet était pétainiste, et nos discussions, bien que difficiles, étaient naturellement animées ! Tout en améliorant mon français, elles me permettaient d’être au courant du déroulement de la guerre. Souvent je lui tenais tête, mais à sa manière il m’aimait bien. J’étais

« son petit Juif » ! Quand l’Allemagne a attaqué l’Union soviétique, je suis arrivé joyeusement au travail en affirmant :

- « Ça y est, l’Allemagne va perdre la guerre ! Rappelez-vous les guerres napoléoniennes !

- Tais-toi, tu n’y connais rien ! »

 Il était visiblement agacé ! Catholique pratiquant, bon père de famille, il s’engagea plus tard, pour son malheur et celui des siens, dans la Milice. Il a été arrêté après la Libération et chassé de Revel. Il n’a rien fait pour me revoir après mon retour d’Auschwitz, moi non plus.

Erika avait également trouvé du travail comme apprentie aide-comptable dans la distillerie « Rayssac Cie » et donnait des leçons d’allemand à Renée, la fille du docteur Roger Ricalens, médecin de mon père. Plus tard j’ai appris qu’il était résistant. Nous l’appréciions énormément et lui faisions entièrement confiance.

Quelques jours avant la fin de la guerre, en juillet 1944, les maquisards de la Montagne Noire voulant célébrer la fête nationale à Revel ont occupé provisoirement le village et installé des barrages sur toutes les routes des environs. Roger Ricalens revenant au petit matin de chez un malade, croyant avoir à faire à des miliciens, força un de ces barrages et fut tué par ses propres camarades au volant de sa voiture.

Une rue de Revel porte son nom, et un monument a été érigé à l’emplacement où eut lieu ce drame. Après la Libération, en 1945, le brigadier de gendarmerie de Revel, accusé de collaboration avec l’occupant et poursuivi également pour son acharnement à m’arrêter ; il a prétendu au cours de son procès que le docteur Ricalens m’aurait dénoncé en 1942 lorsque je m’étais caché chez lui ! Ce gendarme ignoble n’ignorait pas les conditions de sa mort tragique, se permettant ainsi de le mettre en cause et d’ajouter à cet odieux mensonge, la trop fréquente excuse : « Je n’ai fait que mon devoir, j’ai exécuté les ordres reçus ! » Nombreux sont les gens qui estiment encore aujourd’hui obligatoire d’exécuter des ordres, quels qu’ils soient. Ne faut-il pas expliquer au cours d’éducation civique les limites de l’obéissance ?

Ce n’est qu’en 1997, lorsque l’accès aux archives de Toulouse est devenu possible, que j’ai pris connaissance de ce faux témoignage qui risquait de porter préjudice à cette honorable famille. Lors de la commémoration de sa mort en 1998, je me suis rendu spécialement à Revel pour cette manifestation et j’ai déposé au pied du monument une gerbe, témoignant ainsi par ma présence de la confiance et de la reconnaissance que je porte au défunt.

[…]Alors que nous avions retrouvé une relative quiétude à Revel, des événements tragiques se produisaient dans la zone occupée par les Allemands et dans la zone dite libre de « Vichy ».

Nous étions dans l’ignorance totale des lois françaises anti-juives promulguées dès 1940, ainsi que des arrestations dramatiques à Paris, de la « Rafle du Vel’ d’hiv’ » des 16 et 17 juillet 1942, au cours desquelles 13 152 femmes, hommes et vieillards, dont 4115 enfants en bas âge ont été arrêtés par la police parisienne et parqués dans des conditions terribles au « Vélodrome d’hiver », pour être ensuite déportés, via Pithiviers, Beaune-la-Rolande ou Drancy, à Auschwitz.

Étrangement, notre paisible coin du Lauragais, où nous vivions préservés, nous laissait espérer de pouvoir y rester en toute sécurité jusqu’à la fin de la guerre.

Ce n’était hélas qu’une illusion !

Paul SCHAFFER, Le soliel voilé, Paris, Edition des écrivains, 2002, pp.61-68