On dirait les vestiges d’une grande armée en déroute (Ebensee)

Spectacle étonnant que le retour, pour l’appel du soir, des bandes revenant de leur Kommando, tandis que dans un va-et-vient incessant – qui contraste avec le calme désertique des après-midi – d’autres bandes, qui montent au travail, les croisent. On dirait les vestiges d’une grande armée en déroute. Des traînards à peine vêtus, chaussés de galoches qui les blessent et les font boiter, ou bien pieds nus, les reins courbés sous le poids d’une écrasante fatalité. Leurs prunelles n’ont plus de regard. Passivement, mécaniquement, ils mordent dans leur pitance et mastiquent une bouchée de pain. Leurs défroques, trempées par les pluies ininterrompues leur collent au corps comme une carapace – ces défroques qui ne sécheront jamais et qu’il faudra réendosser, encore tout humides, encore toutes glacées, dans les petits matins d’hiver. [...]

Ces hommes à qui on enlève tout, jusqu’à leur chemise d’emprunt – chemise en loques tamponnée d’une croix gammée – chaque fois qu’ils sont changés d’affectation, ces hommes qui, depuis des mois et des années n’ont jamais eu une chaise pour s’asseoir, une table pour manger, un coin de planchette pour poser leur cuiller ou leur béret, dont les vestes n’ont même pas de poche où ils puissent enfouir la précieuse lettre enfin reçue de la maison, ces hommes ne possèdent plus rien au monde que leur propre carcasse à défendre, le souvenir confus d’avoir été jadis des êtres libres et l’espoir insensé d’en sortir vivants.

Gilbert DEBRISE, Cimetières sans tombeaux, Paris, La bibliothèque française, 1945 (réédité chez Plon, 1979), p.131, pp.133-134