C'était le 30 septembre 1944

En quittant l'usine « Union » qui était le commando où j'ai travaillé depuis mon arrivée à Auschwitz, rien ne laissait prévoir ce qui m'attendait à mon retour au camp comme tous les jours à 19 heures.

En effet, une fois passé le portail avec son inscription « Arbeit Mach Frei », je fus saisi par le désordre qui règne au camp : toutes les lumières étaient allumées, les gens allaient dans tous les sens et il y avait une interdiction absolue de rejoindre nos blocs respectifs.

Très vite les évènements se sont précipités. On nous donne l'ordre de nous déshabiller dehors sur place et d'attendre, nus, avec le ballot composant nos effets sous le bras. Au loin, j'aperçois une colonne en file indienne avançant doucement. Bientôt ce fut notre tour de défiler devant une équipe de SS dont certains étaient accompagnés de chiens et c'est à ce moment-là que j'ai une image qui traverse mon esprit et me rappelle la sélection à la descente des wagons lors de mon arrivée à Auschwitz.

J'avance et le geste de la main du SS basculant d'un coté me fait rejoindre un groupe quand le basculement de la main de l'autre coté laisse les autres partir à leur bloc, après quoi notre groupe est dirigé vers un bloc qui m'est totalement étranger. Dans ce bloc sont rentrés tous les déportés qui ont été sélectionnés. On nous donne notre soupe et les « bruits commençaient à circuler » soit disant que la sélection était faite en vue d'un échange de guerre allemands. Bien entendu de telles affabulations ne pouvaient pas être retenues par des déportés qui avaient un vécu de huit mois à Auschwitz. Pour nous c’était clair. Ma route s'arrêtait là. Après l'extinction des feux nous nous allongeâmes sur nos paillasses respectives. Il est inutile de préciser que je n'ai pas fermé l'œil. Dans ma tête les images de ma courte vie passée défilaient d'une manière désordonnée. Aujourd'hui une pensée qui m'a traversé l'esprit me revient : je regrettais de mourir sans réagir, alors je m'étais promis qu'à la dernière minute je devais trouver le moyen de faire payer mon assassinat aux SS. J'avais fait mes adieux à tous ceux qui m'étaient chers. J'ai peut-être dormi une heure, terrassé par la fatigue à la fin de la nuit.

Le matin on nous donne notre brouet habituel et nous attendons. Au milieu de la matinée un ordre retentit dans le bloc : « Pour tous ceux du commando "Union", rassemblement ». A ce moment je croyais que j'étais sauvé... c’était, hélas, ne pas compter avec l'acharnement destructeur des SS. Je me mets dans les rangs et j'arrive à l'usine. Là, on nous fait rejoindre le département où chacun de nous travaillait et les contremaîtres, affectés spéciaux SS, devaient choisir ceux qui étaient indispensables à la production des détonateurs AZ. C'est à ce moment que mon sort bascula et la chance me sourit. A la Schlosserei (atelier d'outillage) où je travaillais, j'avais un ami qui était graveur. Son métier lui permit d'avoir des « rapports » spéciaux avec le contremaître de cette schlosserei, car celui-ci lui portait des bijoux à graver (bijoux arrachés aux déportés à leur arrivée au camp). C'est ainsi qu'il lui a demandé de me sortir des rangs et j'ai regagné mon poste de travail.

Je ne veux pas finir mon histoire sans rapporter ce dont l'homme est capable. Ceux qui n'étaient pas retenus par les contremaîtres ont été rassemblés et sont retournés immédiatement au camp. J'avoue n'avoir été rassuré d'avoir échappé à la chambre à gaz qu'une fois la porte de l'usine refermée derrière eux.

Mes camarades de l’équipe de nuit m'ont appris que le lendemain les sélectionnés ont été emmenés en camion par des SS armés vers la chambre à gaz. Il était 5 heures du soir.

Boris BEZBORODKO, Après Auschwitz, n°253, octobre 1994, p.15