C'est ainsi que le Colonel a été assassiné

Nous étions dans les blocks 20 et 21 séparés des blocks 22 et 23 par un simple barbelés : ce sont de ces deux derniers, dits de repos que je vais vous parler. Là j'y ai vu de suite en arrivant de ce que je n'oublierai jamais.

Entre les barbelés séparant les blocks étaient installés dans le sens transversal, de longues tables autour desquelles avaient pris place des détenus.

C'étaient pour la plupart des hommes âgés, des mutilés ou des malades. d'un côté ils travaillaient avec des outils appropriés à démonter des vieilles paires de chaussures de cuir ou de caoutchouc qui provenaient de ceux qu'on avait "réceptionnés" directement au camp. Il y avait un tas de plusieurs mètres de haut ... De l'autre, ils confectionnaient, avec des bouts de toile diverses des bandes tressées servant, paraît-il, à l'approvisionnement des mitrailleuses.

M'étant approché assez près des barbelés qui nous séparaient malgré la défense qui nous était faite, je voyais ces pauvres types, d'une maigreur effrayante, le teint verdâtre ou ocré, blêmes, sans force, travailler quand même, avec une certaine dextérité.

Ils étaient surveillés de chaque côté de la table par deux hommes, le gummi à la main ; cette matraque frappait sans arrêt. Je leur demandais s'il y avait des Français parmi eux, quelques-uns répondirent affirmativement du regard et l'on m'indiqua un petit vieux, un peu plus loin qu'on disait "Colonel".

Je me mettais en face de lui  et fus épouvanté. Comme je l'avais interpellé, il me regarda avec des yeux hagards d'une expression indéfinissable ; je ne savais pas s'il était fou ou idiot ; il était si maigre et son visage si effrayant que l'on aurait dit un mort vivant. Il ne put me répondre que par monosyllabes si basses que je l'entendis à peine. [...]

L'heure de la soupe arriva pour "eux" avant la nôtre. Un sifflement se fit entendre et tous quittèrent leur place pour se mettre en rang le long de leur baraque. ils tenaient à la main la gamelle qu'individuellement ils avaient régulièrement pendue par derrière à la ceinture. Le breuvage était distribué par le chef de block, un grand Allemand, un "vert", le nez en bec d'aigle, l'air féroce... Il l'était réellement.

Il donnait ce qu'il voulait à chacun et parfois rien à celui qui ne lui plaisait pas, ou bien, il donnait un coup de louche sur la gamelle qui tombait par terre et lorsque le pauvre hère se baissait pour la ramasser, il était frappé furieusement sur la tête jusqu'à ce qu'il tombe.

Le sang coulait, l'homme ne se relevait pas et il était porté le long du baraquement où il demeurait allongé, restant là, quel que soit le temps, à mourir doucement. C'est ainsi que le Colonel a été assassiné.

Léon HOEBEKE, Destination la mort (convoi 27.4.44) récit authentique, Paris, Nouvelles éditions Debresse, 1977, p.102