« Aucun artiste, aucun peintre ne pourrait représenter les rues du ghetto »

« Aucun artiste, aucun peintre ne pourrait, je crois, représenter les rues du ghetto. Ma plume n’est pas capable non plus de dépeindre ces rues. Ma mémoire affaiblie s’efforce de retrouver des images, des épisodes de ce drame, de cet interminable cauchemar qui dura cinq ans, sans répit, sans discontinuité…
1941 : époque du typhus, conséquence de la famine. Il sévit particulièrement dans le ghetto. Le nombre de ses victimes atteint chaque mois six ou sept mille personnes, parfois plus. Sur les pavés gisent des cadavres nus recouverts de papiers sales : faute d’argent pour payer les obsèques, les Juifs les plus pieux se voient contraints de commettre le plus grave des péchés, celui qui consiste à ne pas honorer les morts, alors même qu’il s’agit de parents aimés, de frères, de sœurs ou d’enfants ! Les quelques hardes que possédait le mort lui ont été enlevées, car elles peuvent servir aux survivants. Les cadavres dépouillés sont déposés la nuit sur la chaussée et l’on se contente de leur couvrir le visage avec un morceau de papier !...
Tous ces morts anonymes sont jetés par dizaines dans une fosse commune et inhumés sans cérémonie, sans la moindre prière. Comment respecter les rites, creuser une fosse pour chacun alors qu’ils sont des milliers ?
Le long du mur de l’église catholique, des gens à demi morts sont assis sur le trottoir, vêtus de quelques haillons et boursouflés par la faim. Leur chair couleur de parchemin est couverte de plaies vives. Des enfants malades, les yeux révulsés halètent, la gorge ronflante. Les adultes, squelettiques et blêmes, hurlent :
« Un peu de pain !... »
La rue est noire de monde, mais on s’évite. On a peur du contact des typhiques. Un Juif sale et loqueteux, pieds nus, l’écume aux lèvres, pousse devant lui une sorte de petite voiture où s’entassent plusieurs enfants qui gémissent :
« Du pain !... Du pain !... »
Soudain, se produit une bousculade. Des clameurs fusent, des jurons.
« Attrapez-le ! Attrapez-le !... »
Un garçonnet aux vêtements en lambeaux court. Ses pieds hideux de saleté pataugent dans la boue. Le gamin s’affale mais ne lâche pas le petit pain volé dans lequel il mord à belles dents. Le propriétaire du pain se précipite sur lui et essaie de lui arracher son bien qu’il a eu tant de mal à obtenir et que l’autre a déjà largement entamé. Il veut le reprendre, même souillé de boue, humide de la salive du « voleur » peut-être typhique !
Ceux qui, dans le désespoir et sous l’empire de la faim, eurent la force et l’audace de transgresser les lois sacrées de la propriété pour un morceau de pain formèrent une catégorie particulière. Les volés et les policiers avaient beau les frapper cruellement, il était aussi impossible de se débarrasser d’eux que de la famine elle-même ».

GOLDSTEIN Bernard, L’ultime combat, nos années au ghetto de Varsovie, Zones, 2008, pp. 84-86