Un des kommandos les plus durs est le « Kabelkommando »

L'usine de Buna en construction est une véritable tour de Babel dans laquelle travaillent, à côté des déportés, des prisonniers de guerre anglais, des hommes des Chantiers de Jeunesse français, des ouvriers civils français et polonais, des Ostarbeiter ukrainiens, des Allemands et beaucoup de femmes, surtout polonaises et ukrainiennes. Chacun de ces groupes loge dans un camp différent. Ces divers camps entourent l'usine. Malgré les défenses formelles de communiquer, quelques ouvriers civils français essaient d'apporter à leurs concitoyens détenus une aide, hélas minime. Déportés et ouvriers sont commandés par des Meister allemands ou polonais, qui, parfois, font preuve de sentiments humains et essaient de procurer aux déportés à midi un peu de soupe de l'usine.

Les détenus, très mal chaussés, doivent parcourir 3 à 5 km pour se rendre à leur lieu de travail. Quelques déportés travaillent dans les bureaux comme techniciens (chimistes, ingénieurs, électriciens, employés de bureau, etc.). La grande majorité est occupée à l'extérieur, exposée au vent, au froid, à la pluie et à la neige. Elle doit fournir un travail très pénible : terrassement, maçonnerie, déchargement de wagons, transport d'énormes tuyaux en fonte ou en terre cuite, de sacs de ciment, de sable, de charbon, déplacement de poutres en fer et de ferraille, etc.

Un des kommandos les plus durs est le « Kabelkommando », chargé de la pose des câbles souterrains, qui sillonnent l'usine en tous sens. Ce kommando comprend 600 hommes. Ceux-ci, exposés à toutes les intempéries, doivent creuser dans le sol, même gelé, ou dans la boue, de profondes tranchées et tirer dans celles-ci des câbles volumineux et très lourds. Pas plus que la plupart des déportés portant les ferrailles ou travaillant au terrassement, ils ne disposent, en hiver, de moufles suffisant à protéger du froid leurs mains couvertes de plaies. Ils sont pratiquement condamnés à la mort en peu de mois.

Tous ces travaux sont d'autant plus pénibles qu'ils sont imposés à des hommes manquant pour la plupart d'entraînement, ayant souvent fait, avant leur arrivée dans le camp, un séjour en prison et déjà débilités par la sous-alimentation. En hiver ils subissent un véritable martyre.

Le nombre d'heures de travail varie suivant la saison. Le départ a lieu dès l'aube. En été, lever à 4 heures et demi, départ au travail à 6 heures, retour à 18 heures. En hiver, lever à 5 heures et quart ou 5 heures et demie, départ à 6 heures et demie, retour à 17 heures. A midi, courte pose d'une heure pour la distribution du litre de soupe sur le lieu du travail.

Le départ au travail mérite d'être décrit. Les détenus, massés sur la place d'appel, y restent quel que soit le temps, pluie, neige, vent. Au commandement de « antreten », hurlé par le Lagerâlteste ou le Lagerkapo, ils se rassemblent par kommandos, derrière leur kapo ; la musique des détenus s'installe près de la porte du camp. Le commandant du camp apparaît devant le poste de garde (Blockführerstube), passe en revue les sentinelles qui accompagnent les détenus au travail. Puis la porte est ouverte, la musique joue des marches entraînantes dont le rythme est calculé de manière que le défilé de 9.000 hommes environ dure 35 à 45 minutes. Les hommes avancent par rangs de 5, la gamelle sous le bras, la tête nue ; on cache au milieu des autres ceux qui sont trop mal habillés, les petits, les faibles. Au moment du passage devant l'Arbeitsdienstführer (adjudant-chef de la main-d'œuvre) le kapo, placé en tête et à gauche du kommando, fait sa « meldung » en hurlant le n° du kommando et le nombre des détenus. Les détenus qui boitent par trop, ceux qui ont un grand pansement sur le cou ou sur la tête sont retirés du convoi, soit par le médecin de service, soit par l'Arbeitsdienstführer.

Le soir, au retour, cérémonie analogue. Les malheureux doivent défiler à nouveau devant l'orchestre et vont se ranger sur la place. A l'improviste des fouilles ont lieu devant le poste de garde. L'alcool en particulier est très recherché par les S.S. qui le gardent pour eux. Certains kapos peuvent faire rentrer dans le camp ce qu'ils veulent, car ils partagent avec les S.S.

L'appel peut durer une heure, parfois beaucoup plus, quelque soit le temps, surtout s'il y a la moindre erreur : « Appel muss stimmen ». L'appel est un rite respecté scrupuleusement.

Une fois rentrés dans le block, les détenus attendent la distribution de la soupe, puis ils font les corvées, sont soumis à des contrôles variés : les vêtements et les souliers, les poches, les couvertures sont examinés ; on pratique en outre la recherche des poux.

A 21 heures, le détenu peut se coucher sur une paillasse. Il ne dispose souvent que d'une couverture et doit se déshabiller. Il n'a le droit de garder que chemise et caleçon. Les infractions sont punies sévèrement. Vêtements et chaussures boueuses sont rangées sous la paillasse et surtout sous le traversin. Car ils risquent d'être volés durant la nuit. Très souvent 2 hommes doivent coucher ensemble par case, sur une paillasse. La durée du sommeil, presque toujours interrompu par la nécessité d'aller uriner dans les tinettes, est très insuffisante ; il est souvent impossible de trouver une détente à cause de la présence d'un commensal plus ou moins agréable, souvent sale et malodorant et toujours gênant.

Les lavabos sont en dehors du block d'habitation et en nombre très insuffisant. Les détenus ne peuvent tous se laver, ne serait-ce que mains et visage. Us n'ont d'ailleurs ni savon ni serviette.

Tous les mois environ les détenus sont douchés. Us se rendent tout nus à la baraque des douches. A leur retour, une partie de leurs effets a souvent disparu. Leur chemise est changée toutes les trois à quatre semaines.

Ils sont rasés une fois par semaine et tondus une fois par mois sans aucune désinfection de la tondeuse ou des rasoirs.

Les détenus travaillent un dimanche sur deux. Les kommandos de transport travaillent tous les dimanches. Au retour du travail, le dimanche après-midi, les médecins et infirmiers font dans tous les blocks du camp le contrôle des poux (Laüsekontrolle).

Robert WAITZ, De l’Université aux camps de concentration. Témoignages strasbourgeois, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1947, pp.486-488