Tous les jours, la « Blockowa » recevait le Völkischer Beobachter

Nous étions aux environs du 15 mars. Tous les trois, quatre jours, un nouveau cas se déclarait : scarlatine, diphtérie, érésipèle, et chaque fois l'échéance des quarante jours reculait d'autant mais l'épidémie continuait à un rythme accéléré. Une enquête révéla que notre literie à carreaux avait hébergé avant nous des Ukrainiennes atteintes de tous les maux du monde. De toute évidence, nous étions toutes contaminées. On nous mit alors en quarantaine fermée : plus personne n'eut le droit d'entrer au block ni d'en sortir ; l'appel même se faisait dans la salle à manger et les « Aufseherinnen » venaient prendre les chiffres à la fenêtre, à distance plus que respectueuse. Une équipe de Russes déposait les gamelles de soupe devant la porte et disparaissait aussitôt. Le seul mot de Scharlach mettait en fuite toute policière zélée qui prétendait mettre les pieds dans le block. Somme toute, nous étions murées vives. Désormais, je ne vis plus de Ravensbrück que ce qu'on pouvait voir des fenêtres du block […]

L'on végétait de plus en plus au ralenti, étouffant parmi les miasmes. Il me semblait que le salut ne pouvait venir que du dehors, sous forme de nouvelles qui nous eussent soulagées, rendu la notion du temps et de l'espace. En principe, nous devions écrire le treize de chaque mois. Mais en février rien n'était encore organisé, en mars nous n'avions pas d'argent pour affranchir nos lettres ; celles d'avril partirent enfin, mais aucune réponse ne venait prouver qu'elles étaient arrivées. Tous les jours, la « Blockowa » recevait le Völkischer Beobachter, et je faisais des efforts surhumains pour attraper au moins les titres au passage. Un jour, elle oublia le journal sur la table. Je me jetai dessus et traduisis au pied levé le communiqué et deux ou trois articles intéressants. Jamais pareil silence n'avait régné dans la pièce. Intriguée, la « Blockowa » vint voir ce qui se passait ; elle reprit le journal sans rien dire. A quelques jours de là, elle eut la migraine et me jeta presque le journal à la tête :

« Lis-leur ça et fais-les tenir tranquilles ».

Cela devint un rite ; j'avais enfin trouvé une fonction sociale : je traduisais et commentais le journal, et à certaines de mes camarades, j'avais vraiment l'impression de dispenser le pain de vie. C'était l'époque des retraites stratégiques sur le Dnieper et de l'évacuation de la Roumanie ; chaque jour apportait un espoir grandissant que je faisais miroiter sous toutes les faces possibles. Les discours de Goebbels devenaient prétextes à festivals. Puis, il y eut une série d'articles intitulés : «Aurons-nous une invasion ? » Un jour enfin, on nous supprima le journal sous prétexte qu'il nous exciterait trop : c'était le 6 juin.

A ce moment le block 13 avait trouvé d'autres divertissements : vers la fin de mai, lettres et colis commencèrent d'affluer de France. Les nouvelles étaient rassurantes et les colis d'une somptuosité extraordinaire. Les préposées à la poste avaient beau écrémé les marchandises soi-disant interdites, les paquets avaient beau faire un petit stage dans le bureau de la « Blockowa », ils demeuraient inépuisables. Et il en venait de jour en jour davantage. On s'invita de lits en lits pour des orgies gastronomiques : en plus de son travail habituel, le docteur eut à soigner une épidémie de crises de foie et d'indigestions. Du coup, on reprit goût aux mondanités : une équipe théâtrale se constitua qui monta des spectacles charmants avec des costumes d'une ingéniosité éblouissante.

Elisabeth WILL, De l’Université aux camps de concentration. Témoignages strasbourgeois, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1947, pp.365-366 et pp.367-368