Tous ces facteurs créent un mélange de dépression et d'état anxieux

L'influence de la transplantation brusque d'un milieu dans l'autre, a déjà été soulignée […]. Beaucoup de détenus ne savent pas s'adapter. Certains ne peuvent s'habituer à la défécation en commun, au manque de papier pour s'essuyer, à la promiscuité dans les blocks où les détenus sont serrés les uns contre les autres, et ne savent où se réfugier pour manger leur soupe ou pour raccommoder leurs frusques, à la vie en commun avec des hommes de niveau social très divers, originaires de toute l'Europe, ne se comprenant pas entre eux. Evidemment on eût pu grouper les détenus par nationalité. Mais c'est soigneusement et volontairement évité. Souvent le détenu est mélangé à des criminels de droit commun. Le rôle de Blockâlteste est ici essentiel. Il peut atténuer les difficultés et rendre la vie moins odieuse à ses administrés.

A tout cela s'ajoute la peur des coups si fréquents, ne serait-ce que des gifles. Presque chaque jour, des malheureux dont on a enfoncé les côtes, se présentent à l'infirmerie et, comme une fracture isolée de côtes n'entraîne pas d'exemption de service, les souffrances provoquées par cette fracture hâtent la déchéance du malade. Je ne parlerai pas des contusions et des traumatismes plus sérieux provoqués par les coups et par les sévices auxquels sont toujours exposés les détenus, sévices d'ailleurs moindres au camp de Monowitz après juillet 1943. J'ai connu un kapo polonais qui avait sur la conscience la mort d'au moins 1.200 détenus, juifs pour la plupart, battus et tués de ses propres mains ou harassés de travail et achevés ou envoyés dans la chaîne des sentinelles S.S. (Postenkette) qui les abattaient.

Intervient aussi la peur des vols : vols de pain, d'effets, de la cuiller, du couteau, tous objets très difficiles à remplacer. Il faut les payer avec 2, 3 ou 4 morceaux de pain.

Enfin, et surtout, jouent pour la plupart des déportés, allemands, polonais et tchèques exceptés, l'absence de nouvelles des leurs, l'incertitude du sort de la famille, parfois déportée en même temps que l'homme, l'impossibilité d'écrire et l'absence de colis.

Le détenu parle constamment de la chambre à gaz, des brutalités qu'il a supportées, des évacuations qui menacent et dont il connaît l'horreur lorsqu'il en a déjà subies.

Il voit arriver d'Auschwitz des camarades sur lesquels les S.S. ont fait de l'expérimentation : castration avec parfois des radiodermites, etc.

De temps à autre, ont lieu des séances de pendaison pendant l'appel.

Tous ces facteurs créent un mélange de dépression et d'état anxieux : angoisse devant le froid, devant la faim, au sujet de la famille, peur du lendemain.

En ce qui concerne la faim, certains trouvent un dérivatif en écrivant des recettes de cuisine d'autant plus compliquées que la faim est plus forte. Ils rappellent avec complaisance les bons repas qu'ils ont faits autrefois.

Le facteur moral est essentiel. J'ai ainsi souvenir de deux étudiants Strasbourgeois. Ils sont envoyés comme infirmiers à l'hôpital central de Birkenau, n'y séjournent que six semaines dans des conditions relativement supportables. A leur retour à Monowitz ils pensent sans cesse au « Kamin ». Ils dépérissent rapidement et meurent l'un de bronchopneumonie, 1’autre de tuberculose pulmonaire.

 

Robert WAITZ, De l’Université aux camps de concentration. Témoignages strasbourgeois, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1947, pp.488-489