Sur cette foule de parias régnait un corps de privilégiées assez nombreuses

Sur cette foule de parias régnait un corps de privilégiées assez nombreuses comprenant les « blockowa » et « stubowa », les policières, le personnel de l'infirmerie et des bureaux, et toutes les « planquées » de la cuisine, de la lingerie, de la poste, des magasins et du mess des S.S. Toutes ces femmes avaient le teint frais et la croupe rebondie, elles portaient des robes impeccables, des tabliers et des foulards de fantaisie, des bas de soie, des chaussures à talons. Elles recevaient des colis de chez elles ou bénéficiaient des cadeaux des « Aufseherinnen » et pouvaient ainsi se procurer par échange tout ce dont elles avaient envie. Cette caste comprenait presque exclusivement des Allemandes, des Polonaises et des Tchèques, c'est-à-dire les premières venues à Ravensbrück. L'entrée de cette hiérarchie semblait jalousement interdite aux Françaises. Il faut dire qu'avant l'arrivée de notre convoi et en dehors de quelques communistes, Ravensbrück n'avait logé, en fait de Françaises, qu'un très fort contingent de filles publiques condamnées pour « sabotage spécial » ; et le comportement de ces dames avait jeté sur notre nation un discrédit assez fâcheux.

Toujours est-il que notre transport comprenait un nombre appréciable de médecins et d'infirmières qui ne furent pas embauchées à une époque où l'infirmerie cherchait du personnel. Plus tard, on les prit pour accompagner des convois qui quittaient Ravensbrück, mais les cadres du camp ne leur furent pas ouverts. Seule exception, la religieuse dont j'ai déjà parlé fut mobilisée comme radiologue, parce qu'elle était vraiment la seule femme du camp capable d'exercer ce métier. Moi-même, je me mis plusieurs fois sur les rangs quand on demanda des interprètes connaissant le français et l'allemand : je me vis toujours préférer des Hongroises, des Canadiennes, des Luxembourgeoises. Du moins cela me donna l'occasion de m'entretenir deux minutes avec le commandant du camp qui se montra d'une courtoisie parfaite. Il jouissait d'une réputation de sévérité, mais aussi de justice, qui était peut-être conforme à la vérité. Personnellement, je n'ai pas eu à me plaindre des gardiens S.S. hommes, qui étaient parfois sensibles à la grâce ou à la correction des détenues. Avec leurs collègues femmes, par contre, les rapports étaient carrément hostiles. On les recrutait soit par engagement volontaire, et dans ce cas c'étaient des aventurières ou des fanatiques, soit par réquisition, et alors c’étaient bourgeoises ou des paysannes médiocres armées contre nous d’un pouvoir illimité. Elles avaient une haine instinctive de tout ce qui leur était supérieur en beauté, en dignité, ou en intelligence et semblaient détester spécialement la féminité indéracinable des Françaises. La plupart d’entre elles étaient incapables de porter  avec chic leur uniforme : veste militaire et jupe-culotte en drap gris-souris, bottes et cape noires. Toutes devaient faire un stage à Ravensbrück qui était, semble-t-il, la maison mère de tous les camps de femmes. Je suppose qu'elles étaient soumises à un dressage professionnel, car j'ai remarqué que, lorsqu'elles battaient une détenue, c'était toujours selon la même technique : frappant à la tête, très vite, des deux mains alternativement. Leur attitude, à quelques exceptions près, était loin d’être correcte : ou bien c’étaient des filles à soldats ou bien elles avaient des mœurs spéciales, ce qui était aussi d'usage parmi bon nombre de détenues. Tout cela se passait au grand jour, au point que j'ai vu des filles de joie françaises scandalisées du peu de pudeur que ces dames mettaient à leurs épanchements.

Deux femmes m'intriguaient particulièrement : l'une était la « Oberaufseherin », une créature sans âge et sans sexe, avec des cheveux jaunes coupés à la garçonne, un teint jaune et point de menton. Quand elle vous fonçait dessus à grandes enjambées, elle avait l'air d'un vautour décharné et son regard d'acier était d'une dureté incroyable. L'autre était le chef de la police, par conséquent une détenue, journaliste autrichienne, à ce que l'on m'avait dit, et certainement femme du monde et intellectuelle. Elle pouvait avoir de quarante à cinquante ans ; son corps trapu, presque bossu, était surmonté d’une admirable tête d’homme, intelligente et racée. Parfois l’on voyait le commandant se promener avec sa policière, lui courber sa taille superbe pour entendre ce qu’elle lui murmurait, leur couple disparate symbolisait les deux pouvoirs qui se disputaient le camp  la « Waffen-S.S. » et la police des détenues : et j'ose croire que la police était parfois la plus forte. J'ignore si la policière régnait pour son propre compte ou si elle était l'Emmenée Grise de quelque puissance occulte. On parlait beaucoup au camp de la rivalité entre la « Waffen-S.S. » et la Wehrmacht, mais je me méfie profondément des « bobards » issus de quelques milliers de cervelles féminines plus ou moins détraquées. Quoi qu'il en soit, le block 13 allait devenir un sujet de dispute entre la kommandatur et la police.

Elisabeth WILL, De l’Université aux camps de concentration. Témoignages strasbourgeois, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1947, pp.363-364