Lodz : des êtres qui n’ont plus rien d’humain les contemplent d’un air stupéfait

Le temps est à la neige. Le ciel est bas. Les yeux dans le vague, Adèle a perdu la notion du réel. Elle ignore depuis combien de temps elle voyage lorsqu’elle est brusquement ramenée à la réalité. « Raus, schnell ! », le leitmotiv retentit à ses oreilles. Elle se dépêche de descendre du camion, dont le moteur vient d’être arrêté, et regarde autour d’elle. Elle se trouve dans le centre du ghetto de Lodz, place Baluter. Tout autour de cette place, des êtres qui n’ont plus rien d’humain les contemplent d’un air stupéfait. Ainsi, en octobre 1942, il existerait encore des Juifs bien nourris, bien habillés, qui malgré l’inquiétude visible sur leurs traits donneraient l’impression d’être en bonne santé, semblent dire ces visages sales, creusés, aux yeux cernés vides de tout espoir. Ils sont persuadés que ces apparitions descendent d’une autre planète car ils ont oublié qu’en arrivant ils étaient comme eux, à l’identique. Après quelques instants, ils osent se rapprocher des nouveaux venus et leur demandent du pain. Ceux qui en possèdent encore leur donnent de bon cœur, n’imaginant pas une seule seconde qu’ils en auront bientôt besoin.

Le spectacle que découvre Adèle est semblable à celui qu’elle a déjà vu au ghetto de Pabianice, mais la dimension est autre. Tout est multiplié par dix, par cent : le nombre de prisonniers, le nombre de malheureux, le nombre de policiers, le nombre de morts, le désespoir et la misère.

Dès que les cent quatre-vingts Juifs de Zelow sont descendus des camions, les hommes et les femmes se sont regroupés. Adèle a retrouvé son père ainsi que deux cousins et deux cousines éloignés. Ils décident de rester ensemble pour l’instant. Les policiers juifs ont remplacé les SS et ils les emmènent dans un immeuble qui sert de point de rassemblement. C’est là que l’on attribue les logements. Les Siwek sont au milieu d’une longue file qui avance lentement. Chaque arrivant décline son identité, qui est pointée sur une liste. Une sourde tristesse règne sur les lieux comme si personne n’acceptait d’être dupe de la réalité. Avant d’approcher de la table derrière laquelle trône le comité de réception, Jacob examine le visage du responsable. […] Parvenu devant lui, Jacob l’apostrophe :
- Te souviens-tu de moi ? Je t’ai accompagné le jour de ton mariage.
Deux rides profondes et parallèles se dessinent entre les sourcils de l’homme, qui essaie de rechercher dans sa mémoire les traits correspondants à ceux qui se trouvent face à lui. Enfin un sourire éclaire sa physionomie et il tend une main large à son vis-à-vis.
- Tu es Jacob Siwek, non ?
- Exact, et je viens d’arriver avec ma fille.
- Bien, on n’a pas le temps de discuter maintenant. Prends ce bon et cette clé. Je vois sur ma liste que vous êtes six de la même famille. Vous allez loger ensemble pour l’instant. Viens me voir d’ici trois jours. Tu dois avoir des nouvelles des miens, nous en parlerons plus à l’aise. Au revoir.

Un policier explique à Jacob comment se rendre à l’adresse figurant sur le bon. Ils se mettent en marche et après dix minutes arrivent en face d’un petit immeuble de deux étages comprenant cinq logements vides. Adèle, curieuse, est étonnée de trouver autant d’appartements vacants et tâche d’en savoir plus. En discutant avec des passants, elle apprend que cette construction a été habitée par des Juifs originaires de Zelow qui ont été attrapés au cours des premières rafles. Après quelques mois de vie au ghetto, ils sont tombés malades, devenus extrêmement faibles, bref, incapables de travailler. Ceux qui n’avaient pas d’emploi recevaient de maigres subsides de la part du conseil du ghetto. Ces rations permettaient de ne pas mourir de faim mais elles étaient nettement insuffisantes pour survivre ?

Lorsque les Allemands ont exigé du conseil juif qu’il fournisse les noms de ceux qui partiraient par le premier convoi, soit mille six cents individus, le président du conseil a décidé de désigner sur ces listes les malheureuses bouches inutiles afin d’économiser de la nourriture.
- On se demande bien pour quoi faire, assure l’interlocutrice d’Adèle, puisqu’on n’en a pas davantage. Mais maintenant il y a de la place pour les nouveaux esclaves, ricane-t-elle de plus belle. Bienvenue et bon courage, petite fille…

Les six « touristes » montent au premier étage et Jacob introduit la clé dans la serrure. Il fait tourner le pêne et pousse la porte. Six visages interloqués détaillent la petite pièce de dix-huit mètres carrés environ. Elle est dans un tel état de délabrement et de saleté qu’ils se sentent tous extrêmement découragés. La couche de poussière est impressionnante. Il règne dans cet espace une odeur qui empeste les lieux. Un mélange d’urine et de renfermé. La plaque de cuisson est noire de crasse. Des vers sortent des paillasses et des insectes de toutes sortes courent sur le parquet. Seules, une table et quatre chaises, dans un état correct, semblent émerger de la désolation ambiante.
- Bon, au travail ! s’écrie Jacob, revenu de sa stupéfaction. Je vais voir où sont les toilettes. Adèle pose précautionneusement un pied dans la pièce. – C’est bien d’avoir un toit au-dessus de la tête, mais il faut se mettre à la tâche et tout nettoyer rapidement si on ne veut pas dormir dehors !

Adèle GROSSMAN, La Mémoire dans la chair, Paris, Le Manuscrit, Collection Témoignages de la Shoah, FMS, 2007, pp.133-136