Les confessions d'un moribond

L'hiver est revenu, apportant la neige et le froid. En automne, cer­tains jours quand le soleil dorait le roux des arbres, nous avions eu quelques instants de rêve. Mainte­nant ce n'étaient plus que des cou­leurs funèbres, le blanc de la neige, le noir des sapins et la boue éter­nelle avec un ciel perpétuellement gris.

Un manteau également rayé constituait notre unique supplé­ment vestimentaire, mais seuls les morts permettaient aux survivants de ne pas aller nu-pieds. Dans les Blocks, il y avait de la place et c'est volontairement que l'on se tassait pour avoir moins froid. Les « sans vêtements » avaient pu être habillés tant bien que mal, mais tous ceux qui avaient survécu après trois mois de demi‑ration forcée, étaient pratiquement dans l'impossibilité de se mouvoir. Des vrais squelettes qu'on aurait re­couverts d'une peau, mais qui ne voulaient pas lâcher la rampe. Quelle torture était la leur. Il n'y avait plus d'appel pour eux, mais deux fois par jour, pour respecter malgré tout le règlement, un em­ployé de l'Arbeitstatistik, passait à travers les couchettes avec une liste pour contrôler les corps éten­dus toute la journée. On eut dit quelque secte de fanatiques fai­sant une grève de la faim ou imi­tant Gandhi.

Le SS qui avait la surveillance de notre Block avait fait la re­marque suivante : « Je crois que si on ne les achève pas, ils ne mourront jamais » et l'un de ces moribonds m'avait confié : « Quand je pense qu'en cellule, en France, on se disait : n'importe quelle con­damnation, sauf la mort et pour­tant il vaut mieux recevoir douze balles dans la peau ou passer quel­ques instants dans la chambre à gaz que d'être là, comme nous, à nous voir mourir à petit feu pen­dant des semaines et des mois. Ils feraient mieux de supprimer carré­ment toute nourriture, mais cette demi-portion, je me demande s’ils ne nous la donnent pas exprès pour prolonger notre agonie. On ne peut tout de même pas se sui­cider. Il paraît que c'est de la lâcheté, je crois que c'est plutôt le courage qui nous manque.»

Noël, la plus grande fête tra­ditionnelle en Allemagne, nous va­lut un appel de six heures. Une simple erreur dans les comptes avait provoqué cette décision du Commandant. Rassemblés à onze heures pour être relâchés norma­lement trente minutes après, la dislocation n'eut lieu qu'à dix‑sept heures. Des dizaines de détenus s'étaient effondrés dans les rangs, frappés de congestion ou simple­ment d'inanition. Il est vrai qu'il faisait - 30 de froid, mais morts ou vifs, il fallait attendre le coup de sifflet libérateur...

 

Serge MILLER, Le Serment, n°66, novembre 1965, p.2