Les camps châtrent les cerveaux libres

Le SS ne conçoit pas son adversaire comme un homme normal. L’ennemi, dans la philosophie SS, est la puissance du Mal intellectuellement et physiquement exprimée. Le communiste, le socialiste, le libéral allemand, les révolutionnaires, les résistants étrangers, sont les figurations actives du Mal. Mais l’existence objective de certains peuples, de certaines races : les Juifs, les Polonais, les Russes, est l’expression statique du Mal. Il n’est pas nécessaire à un Juif, à un Polonais, à un Russe, d’agir contre le national-socialisme ; ils sont de naissance, par prédestination, des hérétiques non-assimilables voués au feu apocalyptique. La mort n’a donc pas un sens complet. L’expiation seule peut être satisfaisante, apaisante pour les Seigneurs. Les camps de concentration sont l’étonnante et complexe machine de l’expiation. Ceux qui doivent mourir vont à la mort avec une lenteur calculée pour que leur déchéance physique et morale, réalisée par degrés, les rende enfin conscients qu’ils sont des maudits, des expressions du Mal et non des hommes. Et le prêtre justicier éprouve une sorte de plaisir secret, de volupté intime, à ruiner les corps.
Cette philosophie seule explique le génial agencement des tortures, leur raffinement complexe les prolongeant dans la durée, leur industrialisation, et toutes les composantes des camps. La présence des criminels, la mise en commun brutale des nationalités en brisant toutes les compréhensions possibles, le mélange calculé des couches sociales et des générations, la faim, la crainte permanente enfoncée dans les cerveaux, les coups – autant de facteurs dont le seul développement objectif, sans autres interventions, conduit à cette désagrégation totale de l’individu qui est l’expression la plus totale de l’expiation.
Une telle philosophie n’est pas gratuite et ne contribue pas seulement à l’assouvissement de déséquilibres nerveux. Elle remplit une fonction sociale éminente. La mort ne dégage que très peu de terreur. Les longues avenues silencieuses de pendus n’irradient que de médiocres hantises. La torture en permanence, transformée en condition naturelle d’être, entretient une peur autrement puissante. Les camps, par leur existence, installent dans la société un cauchemar destructeur, éternellement présent, à portée de la main. La mort s’efface. La torture triomphe, toujours vivante et active, déployée comme une arche sur le monde atterré des hommes. Il ne s’agit plus seulement de réduire ou de paralyser une opposition. L’arme est d’une efficacité singulièrement plus grande. Les camps châtrent les cerveaux libres.

David ROUSSET, L'univers concentrationnaire, Paris, Les Editions de Minuit, 1965, p.91-94