Je n'ai pas encore parlé des appels : que n'avons-nous souffert par eux !

Je n'ai pas encore parlé des appels, et pourtant que n'avons-nous souffert par eux ! Jusqu'au mois de février 1944, les appels du matin avaient lieu dans les blocs. Nous restions debout devant les coyas, et on nous comptait jusqu'à six ou sept fois de suite, car blocowa, stubowas et secrétaire de bloc n'étaient jamais d'accord.
A partir du 1er mars 1944, les appels du matin se firent devant les blocs, dehors.
Nous devions rester debout, sans bouger, pendant une heure, deux heures, parfois trois heures. Quand il pleuvait ou qu'il neigeait (et en 1944, il y eut de la neige à Auschwitz jusqu'à la fin avril), c'était très dur.

 

A peine vêtues, les pieds à peu près nus, sans bas, il y avait de quoi mourir sur place. Nous nous rapprochions les unes des autres le plus possible pour empêcher le vent ou les bourrasques de neige de pénétrer entre nous. Celles de derrière glissaient leurs mains sous les bras de celles qui étaient devant, pour les mettre à l'abri du gel. Au bout d'un quart d'heure, nous ne sentions plus nos pieds, ils commençaient doucement à geler.

Il fallait attendre que les Allemands passent pour compter chaque bloc et aillent ensuite porter les chiffres au bureau, au centre du camp. On ne sifflait la fin de l'appel que lorsque tous les chiffres étaient exacts. S'il y avait une erreur dans un bloc, ou une évasion, nous restions là des heures entières en attendant la vérification ou la décision des autorités.

Imaginez ces heures d'attente, sans rien dans l'estomac, transies, désespérées. Comme perspective, les baraques, les barbelés, les sentinelles. Au loin, dans le ciel gris, un arbre sec et noir se détache, en contraste avec le blanc de la neige. Quelle tristesse ! quel pays !
Parfois, quand le ciel était pur, le froid sec, on voyait apparaître à l'horizon une boule de feu qui donnait au ciel des tons mauves et roses magnifiques. Levers de soleil trop beaux pour un pays si triste.

Pendant ces appels interminables, lorsque nous sentions trop nous envahir l'angoisse, la peine, la désespérance, il fallait trouver n'importe quoi, dire n'importe quelle sottise, pour lutter contre le cafard. Combien de fois l'ai-je entendue cette question: « Suzanne, crois-tu qu'on en sortira un jour de cet enfer ?» Je répondais n'importe quoi, ce qui me passait par la tête : « Mais oui, ma chérie, on en sortira ! Je ne sais pas encore comment ils s'y prendront, mais un soir, au moment où on s'y attendra le moins, toute une bande d'avions apparaîtront dans le ciel. Et comme dans les films américains, de chaque avion tout blanc descendront des tas de parachutistes, nous en aurons chacune un. Je ne sais pas comment ils nous emporteront, mais sois tranquille, ils trouveront bien un moyen ! En attendant, tourne-toi que je frotte un peu ton dos, tu as l'air gelée. »

Que n'a-t-on pas dit comme bêtises ! Nous arrivions parfois à rire, malgré les gifles et les coups de trique qui pleuvaient sans arrêt.
Nous étions en janvier et février 1944, nous savions par les transports arrivant que les Russes avançaient déjà beaucoup, mais on était loin d'espérer une fin rapide. Nous n'étions d'ailleurs pas rassurées sur notre sort lorsque cette fin arriverait. Nous pouvions être gazées au dernier moment, comme les Allemands l'avaient déjà fait à l'arrivée des Russes dans d'autres camps. Quand, l'appel enfin terminé, nous rentrions dans les blocs, nous avions les oreilles, le nez, les pieds gelés, le front nous semblait serré dans un étau de fer, nos vêtements étaient froids ou mouillés. Nous n'avions aucun vêtement de rechange et nous devions nous coucher telles que nous étions. Les couvertures de coton, légères et sales, étaient insuffisantes pour nous tenir chaud, nous nous blottissions les unes contre les autres, grelottant sous les vêtements humides.

Suzanne BIRNBAUM, Une Française juive est revenue. Auschwitz, Belsen, Raguhn, Chapitre I, "De Drancy à Auschwitz", pp.30-31, Paris, Editions du Livre Français, 1946, (réédité par l'Amicale des Déportés d'Auschwitz et des Camps de Haute Silésie, 2003)