Jamais aucun metteur en scène ne rendra l'impression que nous fit cette arrivée

Je suis restée deux semaines à Drancy, et c'est deux jours avant notre départ, le 20 janvier 1944, que nous avons su que nous étions déportés.

 

Trois jours après notre départ de Drancy, le convoi de déportés, parti le jeudi matin, à 6 heures, arrivait dans la nuit du samedi 22 au dimanche 23 janvier 1944, vers minuit et demi à Birkenau, à deux kilomètres d'Auschwitz (Haute-Silésie).

Nous n'avions, jusqu'à ce moment-là, aucune idée de l'endroit où nous étions.

On nous avait dit au départ de Drancy : « Direction Metz, là, vous serez soumis à un triage et envoyés, selon vos compétences, dans l'une ou l'autre direction pour travailler en Allemagne. Les familles resteront réunies, ne soyez pas inquiets à ce sujet. »

Enfermés dans des wagons plombés à soixante par voiture, nous n'étions éclairés, pendant ces trois jours, que par un petit lumignon au pétrole, dégageant plus de flammèches et de suie que de clarté. Dans chaque wagon, il y avait trois seaux pleins d'eau, et deux grands baquets pour les nécessités du voyage.

Nous nous étions groupés par sympathies. Malgré l'anxiété de chacun pour l'avenir, nous nous efforcions d'être gais. Il y avait avec nous une famille alsacienne, dont le père et la mère avaient au moins quatre-vingts ou quatre-vingt-cinq ans et qui, pendant tout le trajet, ne purent jamais étendre leurs vieilles jambes, tellement nous étions serrés.

Nous étions très mal, et ce voyage nous semblait si épouvantable que nous souhaitions tous arriver n'importe où, mais le plus rapidement possible.

Un gros monsieur, pour oublier son chagrin et son inquiétude, mangeait sans arrêt et devait ensuite se soulager. Comme cela se passait en plein wagon, nous étions obligés de déployer un manteau devant lui pour le cacher à la vue des femmes et des enfants.

Une jeune femme, arrêtée à Bordeaux, était là avec ses trois enfants, de quatre, six et dix ans. Arrêtée sur une dénonciation mais non juive, elle n'avait pas reçu à temps ses papiers à Drancy et, ne pouvant pas prouver qu'elle n'était pas juive, fut déportée. Les trois petits blottis les uns contre les autres n'ont pas bronché pendant tout le voyage. Tous ces gens ont été gazés et brûlés à l'arrivée à Birkenau. Sur les soixante de notre wagon, cinq ou six seulement furent sauvés des gaz.

Après des heures d'arrêt, toujours enfermés dans les wagons, nous attendons. Tout à coup, on entend des ordres aboyés, puis un bruit de chaînes, c'est la porte du wagon qui s’ouvre.

Jamais aucun metteur en scène ne rendra l'impression que nous fit cette arrivée. C'est la nuit, il fait un froid glacial, vif, sec. Des réflecteurs puissants éclairent d'une clarté vive et blanche le train et la voie ferrée. Nous descendons des wagons, poussés par les Allemands sur un quai  boueux, où nos pieds s’enfoncent de vingt centimètres dans une terre gluante.

Devant chaque réflecteur, une sentinelle allemande, avec casque, fusil et chien, se détache en noir sur blanc. Les ordres rauques continuent à jaillir en allemand, nous ne comprenons pas. On nous explique : « Les hommes là-bas, les femmes ici, mettez-vous en rangs par cinq. Que chacun jette ses bagages, sans exception, en un tas, sur le quai.» Nous nous exécutons. Si nous essayons de garder un sac à main ou un petit paquet, un soldat allemand passe et l'arrache.

En jetant mes paquets, je pense : « Quelle drôle de manière ! Ca sera compliqué lorsqu'ils voudront nous rendre nos affaires. Comment vont-ils s'y reconnaître ? »

Tout à coup, comme sortant de terre, une équipe d'hommes, le crâne rasé, habillés de vêtements rayés comme des bagnards, les traits accusés par le noir et le blanc cru de la lumière, bondissent, sautent dans les wagons, sous les ordres hurlés. Les uns sortent les seaux pleins, les vieux papiers qui traînent par terre, tout ce qui reste des saletés de ces trois jours de voyage. Quelques-uns aident les malades et les infirmes à marcher ou les portent. Devant nous, sous les feux de projecteurs, on aperçoit quelques camions tout blancs.

La file commence à s'ébranler. Nous avançons, lentement, cinq par cinq, en pataugeant dans la boue.

Brusquement, une lampe électrique est braquée sur ma figure et j'entends qu'on me demande : « Vous êtes seule ? » Je réponds: « Seule. »

Un officier allemand m'indique un endroit un peu plus loin et dit : « Par là. » Je rejoins un groupe d'une dizaine de jeunes femmes qui attendent. Parmi elles : Olga Lago, Régine Golstein, Sarah, que j'avais connues à Drancy.
Une à une, d'autres femmes nous rejoignent, toutes jeunes et fortes d'apparence.

Un Allemand s'approche et compte notre groupe. Nous sommes quarante. Il demande : « Pouvez-vous marcher ? » Nous disons « oui », et cinq par cinq, nous avançons dans la boue et la nuit, un Allemand devant et un autre derrière nous, armés de leur fusil.

Quelques femmes pleurent : « Que va-t-on faire de maman dont on m'a séparée, et mon père, que fera-t-on de lui ? »

L'une de nous, qui connaît l'allemand, interroge nos gardiens. Un Allemand répond: «Vous êtes fortes, vous pouvez marcher, les autres vont en camion, vous les verrez plus tard. »

Nous marchons pendant vingt minutes. Quelle boue, quelle nuit, quel froid !... Enfin, nous passons devant une porte garnie de fils de fer barbelés. Nous sommes dans un camp éclairé tout autour par des ampoules électriques, fixées en haut de piliers en ciment armé qui soutiennent des fils de fer barbelés. On distingue des baraques, alignées le long du chemin que l'on suit, ça paraît immense, effrayant, glacial.

Suzanne BIRNBAUM, Une Française juive est revenue. Auschwitz, Belsen, Raguhn, Chapitre I, "De Drancy à Auschwitz", pp.15-18, Paris, Editions du Livre Français, 1946, (réédité par l'Amicale des Déportés d'Auschwitz et des Camps de Haute Silésie, 2003)