Immensité de l'usine : on m'a dit qu'elle avait près de 40 kilomètres de pourtour

Les camarades du Kommando sont assez antipathiques. Très  peu parle français : Robert Lévy est un des seuls avec Goldschneider, Taddlesberg et un jeune polonais ayant habité la France et qui s'appelle Pfeiffer. Tous les autres sont allemands, polonais ou tchèques. Ces derniers sont très anti-français et m'accueillent mal : la France est mal vue des Tchèques depuis Munich.
Petit à petit, les Kommandos se forment et quittent la Place : le nôtre est un des derniers. 10.000 hommes s'ébranlent ainsi petit à petit et s'engagent dans l'allée principale du camp où ils défilent entre deux rangées de blockältester, chargés de vérifier et rectifier éventuellement d'un coup de pied le bon alignement cinq par cinq.

On approche de l'extrémité de l'allée, c'est-à-dire de la sortie du camp. Dans une petite cabane est installé un orchestre, composé de détenus et qui joue des marches militaire. Un peu plus loin, une autre cabane devant laquelle sont installée quelques personnalités S.S. : le chef du camp, quelques-uns de ses adjoints, des « blockführer » et quelquefois le chef suprême des camps de la région d'Auschwitz, genre molosse, l'air brutal et sanguinaire.

Nous sommes en rangs serrés, cinq par cinq. Il faut marcher droits, la tête haute, les bras collés au corps. Peu avant d'arriver à la sortie, le kapo crie: « Mützen auf ! » et chacun, d'un geste sec, retire son calot. Les crânes nus apparaissent et les têtes se tournent à gauche. On défile, saccadés et guindés, devant les S.S. Le kapo annonce : « Kommando 147 mit 23 häftlinge ». La musique joue. Le regard des « maîtres » nous paralyse. Nous sommes sous leur autorité, dépendant d'eux. C'est là où est le crime : cet avilissement de nos êtres devant ces crétins.

La porte franchie, le kapo crie : « Mutzen ab! », on traverse une route et on entre dans l'usine.

Immensité de l'usine : on m'a dit qu'elle avait près de 40 kilomètres de pourtour. En effet, j'ai l’impression d'entrer dans un autre monde, grouillant et besogneux. Pourtant, l'usine est en construction, les bâtiments sont espacés et séparés par de vastes terrains vagues. Tous les genres de travailleurs semblent contribuer à sa construction. Des femmes polonaises et russes manient la pelle et la pioche pour entretenir les routes qui sillonnent l'usine. Des civils polonais circulent d'un atelier à l'autre. Quelques prisonniers anglais, le teint rose, le pli du pantalon impeccable, poussent de petites voitures ; des « travailleurs libres » français, belges, italiens, tchèques sont surveillés par des soldats, alors que des jeunes gens, portant l'insigne des Chantiers de Jeunesse se promènent d'un atelier à l'autre.

Nous croisons tous ces gens, nous autres les déportés, la plèbe, la lie de l'usine. C'est à nous que l'on va confier tous les travaux durs et pénibles, sous le regard des « autres ».

Au bout de vingt minutes de marche, au croisement de deux routes, à l'intérieur de l'usine, notre groupe se divise en deux. Tous ceux que je connaissais, Robert Lévy et les autres Français, continuent tout droit, mais je dois, pour ma part, suivre l'autre groupe, sous la conduite d'un gros « forarbeiter » allemand, marqué du triangle noir des « saboteurs ». Seul, parmi les gens sympathiques, est resté Taddlesberg. Nous parlons musique il connaissait bien Marguerite Long et me raconte ses concerts avec orchestre.

Nous arrivons bientôt au « glassmagazin » et l'on nous affecte immédiatement au déménagement d'une partie du stock. Il s'agit de transporter sur un kilomètre environ des caisses de matériel de verrerie ou bien de grands récipients. Au fond, ce n'est pas très pénible et l'on est relativement peu surveillé, ce qui permet de traîner un peu.

C'est à 7 heures que nous commençons le travail et nous nous arrêtons de midi à une heure. La matinée est longue. Le temps passe lentement d'autant plus que la faim nous tenaille. Impossible de penser à autre chose qu'au « Mittag » où nous aurons une soupe que je ne connais pas encore.

J'apprécie rapidement la manière de travailler des « Häftlinge » : il s'agit d'en faire le moins possible, même si c’est au détriment d'un camarade. A tout prix, prendre la charge la plus légère. Même Taddlesberg me bouscule et m'engueule parce que je ne lui laisse pas une caisse qu'il estime plus légère que celle qui lui reste.

Enfin « mittag ! »  La soupe est aqueuse et horriblement transparente. Elle ne rassasie pas. Elle joue plutôt le rôle d’un apéritif et l'on a bien plus faim après l'avoir « bue » qu'avant. Un quart d'heure de « repos » durant lequel les Polonais du Kommando me font faire de petits travaux personnels : lavage de gamelle, aller chercher de l'eau, etc… Je suis nouveau au Kommando et il faut bien le payer.

Mon premier après-midi de travail se termine durement et péniblement. Je suis affaibli par mes maladies, récentes. Je n'avais pas été une journée en plein air depuis Drancy, en somme presque depuis 2 semaines. Et il me fallait maintenant trimballer des caisses de 40 kilos dont le bois me sciait le dos.

A 6 heures, nous nous regroupons, remarchons, rencontrons au même croisement Robert Lévy et les autres remarcheront encore, et nous mêlant peu à peu aux autres Kommandos, approchons de l'entrée du camp se trouvant face à celle de l'usine. La musique joue des airs gais. Un à un, les Kommandos défilent devant la baraque des S.S. Beaucoup de détenus, dont le travail est sans doute plus dur que le nôtre, sont exténués et ont de la peine à marcher. On doit les soutenir, mais il faut se redresser pour passer devant les S.S. « Mützen ab ! » : les crânes apparaissent, la musique joue, on nous compte: « Kommando 147 mit 23 häftlinge ». Après les S.S., nous sommes inspectés par une série de Kapos, chefs de block, par le Lagerältester, etc …Tous sont là pour distribuer coups de pied et de matraque à ceux qui ne se tiennent pas assez droit.

Enfin, les rangs sont rompus. On rejoint son block. La bagarre pour la soupe commence. Puis la petite promenade, et la nuit près des pieds du paysan polonais. La faim, la tristesse, l'angoisse… Et c'est tout. Il faudra recommencer demain.

 

Roland HAAS, Journal de déportation, témoignage rédigé durant l’été 1945, Archives de l’Amicale d’Auschwitz, pp. 70-73