Il y a près d'une année, c'était le 13 janvier 1945, les armées soviétiques s'ébranlaient dans une offensive générale qui devait notamment les porter de la ligne Lemberg-Cracovie sur les rives de l'Oder. Elle détermina les hitlériens à évacuer sur l'intérieur la masse des internés des camps de Haute Silésie. Cette évacuation devait ajouter une page d'horreur aux crimes nazis. Quelques Français auront à répondre d'actes qui alors favorisèrent les hitlériens.
Au camp de Jaworzno dépendant d'Auschwitz, nous fûmes rassemblés à quelque 4000 le 17 janvier 1945, à 11 heures du soir pour prendre la route, lisse comme, une patinoire, par 20° en dessous, un pyjama de coton sur le dos, avec ou sans chaussures. Pendant trois jours et trois nuits sans trêve, sans ravitaillement, nous avançâmes en direction de Breslau.
Dès les premiers kilomètres, le froid, la faim et la fatigue vainquirent les plus faibles. Un à un, ils se détachaient du convoi ou s'affaissaient. Un à un, d'une balle ajustée d'un geste mécanique, sans qu'un pli ridât leur face, les SS les achevaient.
Plus de la moitié de nôtre effectif resta ainsi sur la route. Les cadavres tombaient sans bruit dans la neige molle et restaient gisant sur le sol sans que les blessures éveillassent jamais une plainte dans une attitude que le gel, immédiatement durcissait. Quelques uns moralement vaincus par cette marche sans fin, sortaient des rangs, s'offraient eux-mêmes dans une pose commode pour recevoir le coup efficace. Mais le désespoir n'atteignit jamais le groupe français qui résolument s'était placé en tête du convoi. Je songe à Jules Bassart de la Sarthe et à Louis Veillart de Mantes-la-Jolie, qui devaient être un peu plus tard lâchement assassinés et qui, exténués eux-mêmes, comme tous, prêtaient le secours de leurs ultimes forces à des camarades dont chaque pas non soutenu eut marqué la chute dernière.
Il s'avéra bientôt que la route de Breslau ne pouvait plus être suivie par nous, qu’elle était barrée par les blindés soviétiques au milieu desquels dans cette véritable « mêlée » nous commencions à nous trouver. Les SS alors improvisant un nouvel itinéraire, nous conduisirent à travers champs vers le camp d'extermination de Blechhammer où ils concentrèrent le reste de notre convoi.
A peine enfermés dans ce camp, nous subîmes le feu des mitrailleuses nazies, dont les rafales passaient à travers les baraques dans lesquelles nous nous trouvions. Puis les grenades incendiaires plurent sur nous. Et les baraques transformées en torches vomirent les hommes blessés, brûlés, qui mouraient à la fois par le feu et par le froid, demi carbonisés, demi frigorifiés.
La précipitation des événements jetant le trouble parmi les SS qui nous gardaient en petit nombre, avec Bruno Tinter, je m'évadais du camp et gagnai les immenses camps de travail voisins où se trouvaient parqués des prisonniers anglais, des travailleurs civils requis de diverses nationalités. Nous prîmes contact avec les premiers civils français que nous aperçûmes. C'étaient des jeunes des Chantiers de Jeunesse. Auprès de la masse de ces jeunes nous devions trouver compréhension et solidarité. Il n'en alla pas de même auprès de leurs dirigeants, pétainistes convaincus, qu'effrayaient jusqu’à l'épouvante et notre pyjama rayé et notre qualité de déportés politiques. Nous étions en plein front. Tantôt la route livrait passade à des blindés soviétiques, tantôt à un détachement de la Wehrmacht. Où le front allait-il se fixer ? Nous nous le demandions. C'est ce que se demandaient aussi les éléments pétainistes. Quand nous leur demandâmes, Tinter et moi, des vêtements quelconques, des bleus de travail pour troquer nos « rayés » qui faisaient de nous des cibles trop faciles, ils obtempérèrent. Quand nous leur demandâmes pour tout le groupe des déportés français la possibilité de venir se mêler à eux et d'occuper une baraque dans leur camp, ils acquiescèrent encore.
Nous pûmes donc sortir tout le groupe français du camp fatal et l'installation commençait lorsque le bruit d'une contre offensive allemande se propagea. Les dirigeants pétainistes en armes, usant de toutes les violences, craignant pour leur peau si les Allemands les trouvaient en notre compagnie, nous firent évacuer leur camp. Pour ma part je dus faire recoudre plus tard une plaie profonde - conséquence d'un coup de barre de fer sur le sommet de la nuque.
Avec quelques camarades, échappant à la meute pétainiste déchaînée - Paul Tinter, Paul Rochatte, Marcel Weens Goldschmidt et quelques autres, nous réussîmes à nous dissimuler dans un abri souterrain glacé et à y rester assez pour prendre contact, deux jours plus tard, avec les avant-postes soviétiques. Mais presque tout le reste du groupe français chassé par les pétainistes (environ 200 survivants) devait être repris par des éléments de la Wehrmacht en repli et abattu à la mitrailleuse à quelques centaines de mètres de Blechhammer, selon le récit du seul témoin qui ait échappé à ce massacre, Hugues Steiner, que son initiative n'abandonna pas, même quand ses pieds gelés, noir comme la houille, le trahissaient...
Et bien, certaines complicités françaises valent les crimes nazis. Nous sommes quelques-uns à avoir alerté la Sûreté Nationale sur la responsabilité des pétainistes de Blechhammer. Nous lui avons fourni des faits, des noms, des témoins. Nous savons qu'elle enquête. Nous attendons qu'elle traduise notre plainte en mandats d'arrêt en attendant que les juges mesurent le juste châtiment qui s’attache au crime commis par les agents de la cinquième colonne française en pays ennemi.